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Comprendre la croyance

Article publié dans le n°1242 (24 janv. 2022) de Quinzaines

L’édition posthume du manuscrit des cours professés par Pierre Janet au Collège de France insiste sur son actualité  : les croyances se sont modifiées, mais, des fake news au fondamentalisme islamiste, elles sont toujours aussi intenses et plus que jamais partagées.
Pierre Janet
Les Formes de la croyance
L’édition posthume du manuscrit des cours professés par Pierre Janet au Collège de France insiste sur son actualité  : les croyances se sont modifiées, mais, des fake news au fondamentalisme islamiste, elles sont toujours aussi intenses et plus que jamais partagées.

La présentation de l’édition posthume du manuscrit dactylographié remanié des cours professés par Pierre Janet (1859-1947) au Collège de France de 1932 à 1934 insiste sur son actualité : les croyances se sont modifiées, mais, des fake news au fondamentalisme islamiste, elles sont toujours aussi intenses et plus que jamais partagées. Comment passe-t-on de la croyance à la crédulité ? Du croire au faire croire ?

Plus encore que l’ouvrage qu’ils annotent méticuleusement, c’est toute une époque que décrivent Stéphane Gumpper et Florent Serina en présentant cet essai dans son contexte. On a longtemps tenté, à la suite du positivisme d’Auguste Comte, d’expliquer les religions et le mysticisme d’un point de vue rationnel. Mais cela supposait de considérer les croyances comme des « formes inférieures de l’esprit humain ». Comprendre la nature et la fonction des différentes croyances reste d’ailleurs encore problématique.

Qui était Pierre Janet ? Homme naguère célèbre et aujourd’hui méconnu, il avait fait des études de philosophie. Entré à l’École normale supérieure la même année qu’Henri Bergson et Émile Durkheim, reçu à l’agrégation de philosophie, matière qu’il commença par enseigner en province, il est surtout connu comme psychologue. L’Automatisme psychologique, sa thèse de philosophie soutenue en 1889, traitait d’une notion que reprendront les surréalistes comme procédé créatif. Janet s’intéressait à la possession, aux hallucinations, à l’hystérie, aux états d’excitation et d’inspiration à la fois religieux et pathologiques, ce qui l’a conduit à faire des études médicales et à intégrer le groupe de la Salpêtrière. Sa thèse de médecine sur l’hystérie, soutenue en 1893, était dirigée par Charcot.

Les délires ne sont plus attribués à des possessions diaboliques mais à des crises pathologiques, ce qui renvoie sans doute à la propagande anticléricale de la IIIe République. La conversion de la philosophie à la pratique médicale expérimentale se ressent dans l’écriture de Janet par une curieuse juxtaposition d’idées générales sur la religion, quand il énumère des auteurs divers, et de témoignages de cas pathologiques individuels. Mais comment distinguer un délire d’une croyance religieuse ?

Formes et fonctions de la croyance

La croyance prend diverses formes. Du coup, parler de croyances, au pluriel, s’impose : les croyances religieuses doivent se séparer des délires individuels, du mysticisme exacerbé comme des mythes anciens ou modernes, mais aussi des croyances philosophiques d’ordre rationnel. Frappé par sa lecture des Deux Sources de la morale et de la religion de Bergson (1932), qui valorise la mystique, Janet a repris pour ses cours au Collège de France un thème qu’il avait déjà traité. Mais il est plus prudent dans son approche : plus question de réduire les croyances dans leur ensemble à des formations pathologiques. Sans revenir sur son rationalisme agnostique, qui lui offre une position de repli et un regard éloigné sur des sentiments et des comportements à la fois individuels et collectifs, Janet cherche à penser dans sa complexité un ensemble de faits psychiques qui prêtent à confusion. Tel est l’intérêt de son étude, où il affronte des questions délicates en brassant un grand nombre de références.

Contrairement à Freud qui, dans son ouvrage sur la religion (L’Avenir d’une illusion), finissait par admettre que « c’est une illusion de croire que les hommes pourraient se passer d’illusions », Janet n’a jamais réduit la croyance religieuse à une illusion qui pourrait se dissiper, même s’il se méfie des « illusions dangereuses de la croyance sentimentale ». La religion, par les rites et les conduites qu’elle impose, possède une fonction sociale et a même une vertu thérapeutique dans certains cas que Janet reconnaît volontiers. Par exemple, il relate qu’un pèlerinage à Lourdes, s’il n’a pu guérir une malade, a permis d’offrir à sa famille un vrai réconfort du fait d’avoir participé à un rite impressionnant qui honore son souvenir.

Janet ne tient pas les croyances et les mythes pour des illusions faisant obstacle à la vérité sur le plan philosophique, il les étudie comme des faits : des faits sociaux mais surtout, selon lui, des phénomènes qui relèvent de la psychologie. S’il évoque l’aspect social des religions, il admet la possibilité d’une religion personnelle et son point de vue reste focalisé sur les études de cas individuels. Une religion, dit-il, porte à croire non pas tant à des dieux ou à des esprits qu’à des protections et à des alliances. Elle est donc le plus souvent nécessaire. Mais comment séparer le fait religieux « normal » du délirant ?

Les symptômes de la croyance

Ce problème se posait à lui lorsqu’il observait les délires hystériques qu’il décrit dans De l’angoisse à l’extase (1926-1928), ouvrage dont il reprend des notions : le sentiment du vide, l’alternance de la mélancolie et de la joie, des béatitudes ou de l’extase. Il partait du cas clinique de celle qu’il nommait « Madeleine ». Il étudiait aussi l’extase à travers des figures d’écrivains et de philosophes, comme Jean-Jacques Rousseau et Nietzsche, des penseurs qu’il situait à côté de grandes mystiques comme Thérèse d’Ávila ou Madame Guyon.

Le cas « Madeleine » a retenu son attention. Cette femme intelligente, cultivée et profondément croyante était aussi une artiste : il reproduit quelques-unes de ses peintures de piété qui s’inscrivent dans le droit fil de l’art chrétien. Peindre la Vierge, l’Enfant Jésus, la Crucifixion, c’est représenter un modèle qui est aussi un mode de vie, une forme d’existence qui habite corporellement sa patiente durant ses crises mystiques, lorsqu’elle se surélève et prend une pose de crucifiée. Prenant à la lettre l’imitation de Jésus-Christ, elle dépasse le mimétisme par une participation spirituelle, en allant jusqu’à présenter des stigmates corporels. Elle est proche de saintes célèbres du catholicisme mais aussi des figures anonymes d’autres névrosées observées par Janet.

Les états « théopathiques » de Madeleine portent Janet à s’intéresser à « l’inspiration », qui est pour lui une idée délirante car c’est celle d’obéir à un esprit, à une voix qui nous guide et qui nous somme d’accomplir certains actes. Or, de nombreux auteurs « bruts », qu’ils soient ou non médiums, se croient investis d’un pouvoir qui vient d’ailleurs. L’idée d’inspiration, comme celle de génie, relève d’une croyance. Mais est-ce une faiblesse ou une force ?

Michel de Certeau affirme dans La Faiblesse de croire que « la foi chrétienne est expérience de la fragilité, moyen de devenir l’hôte d’un autre ». L’inquiétante étrangeté de la croyance nous dépouille de nos forces mais nous en offre d’autres.

Claire Margat

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