Sur le même sujet

A lire aussi

Livres des mêmes auteurs

Du transcendantal au banal

Article publié dans le n°1025 (01 nov. 2010) de Quinzaines

 L’œuvre de Ralph Waldo Emerson a longtemps dégagé l’odeur de poussière et de renfermé de ces vieilles maisons de Nouvelle-Angleterre dans lesquelles évoluent les personnages puritains et tourmentés de Nathanaël Hawthorne et de Washington Irving, et elle évoque les mêmes fantômes que ceux des nouvelles de Henry James, le charme en moins. Qui se soucierait encore des querelles des Unitariens ou de la descendance du romantisme de Carlyle et de Coleridge ? Mais tout comme on a reconstitué ces vieilles maisons à Disneyland, sa pensée est revenue à la mode, sous trois houlettes au moins.
Ralph Waldo Emerson
Société et solitude
 L’œuvre de Ralph Waldo Emerson a longtemps dégagé l’odeur de poussière et de renfermé de ces vieilles maisons de Nouvelle-Angleterre dans lesquelles évoluent les personnages puritains et tourmentés de Nathanaël Hawthorne et de Washington Irving, et elle évoque les mêmes fantômes que ceux des nouvelles de Henry James, le charme en moins. Qui se soucierait encore des querelles des Unitariens ou de la descendance du romantisme de Carlyle et de Coleridge ? Mais tout comme on a reconstitué ces vieilles maisons à Disneyland, sa pensée est revenue à la mode, sous trois houlettes au moins.

La première est la redécouverte du pragmatisme américain, qu’Emerson influença, avec son insistance sur le rôle de l’action dans la pensée, sa conception de la confiance en soi (self reliance) et cette curieuse synthèse de kantisme et de naturalisme qui culminera dans ce que l’on appelle les métaphysiques du procès dont Whitehead est la version anglaise et Bergson la version française – à la place de « processus », mettez « évolution créatrice » et vous aurez une idée de quoi il retourne. Peirce, le fondateur du pragmatisme, n’avait pourtant que mépris pour le transcendantalisme et le mysticisme de Concord. La deuxième est l’intérêt que lui porta Nietzsche, qui partageait son volontarisme et ce que l’on a appelé son perfectionnisme en éthique, son idée que la vie doit tendre vers des formes de plus en plus élevées qui feront émerger des hommes supérieurs. Le troisième berger qui conduit les brebis émersonniennes sous sa houlette est le philosophe américain Stanley Cavell, qui en fit son héros. La transformation ici est encore plus curieuse, car Emerson entre les mains de Cavell devient un prophète non plus du Transcendantal et du Spirituel, mais de l’ordinaire, revisités à la fois par Heidegger et Wittgenstein.

On a douté de la cohérence de la pensée d’Emerson car elle semble être une forme d’idéalisme ayant renoncé à Dieu pour proclamer la transcendance des valeurs et des idéaux en même temps qu’une forme de scepticisme. L’une correspond à la source kantienne du transcendantalisme, l’autre à sa source humienne et sceptique. Nous n’appréhendons pas la réalité elle-même mais notre expérience est un flux saisi par nos humeurs (moods). Selon Cavell, qui s’inspire ici de Wittgenstein et d’Austin, la réponse appropriée au sceptique consiste à admettre que nous ne pouvons rien connaître absolument, mais de ne pas en faire toute une histoire. Il nous faut retourner à l’ordinaire, au quotidien, au banal, et adopter en philosophie une posture purement descriptive et antimétaphysicienne. On a souvent employé, pour désigner ce type de scepticisme, le terme, lui-même d’origine religieuse, de « quiétisme » : ne croyons en rien, sinon en nous-mêmes, et essayons de faire du mieux que nous pouvons avec ce que nous avons, et tentons de ne pas nous faire d’illusions. Ce programme minimaliste est bien dans l’air du temps, qui n’aime pas les théories, et c’est pourquoi il a du succès. Il nous propose une sorte de substitut fade du spirituel religieux – aidons les autres et nous aiderons nous-mêmes – renonçant aux éthiques prescriptives et utilitaristes – ayons du « soin » et du « souci » pour les autres tout comme pour les animaux, comme nous le recommande l’éthique du care, et cherchons à être meilleurs, sans trop espérer tout de même pouvoir atteindre quelque Bien final. Refusons le divin, mais retrouvons les dieux dans la cuisine.

Emerson était-il un sceptique ? La lecture de ces essais écrits à la fin de sa vie pourrait le laisser penser. Ce sont des causeries au coin du feu sur la civilisation, les arts, l’éloquence, les clubs, l’agriculture, la vie domestique, les livres, les clubs, le courage, la réussite, la vieillesse, dans lesquelles il aligne les platitudes du genre : « les grandes œuvres d’art sont en harmonie avec la nature », l’éloquence est « le meilleur discours de l’âme la meilleure », « le courage consiste à être à la hauteur du problème qui est devant », ou prêche la vie noble et saine au foyer, les travaux et les jours, la lecture des bons livres et la fréquentation de bonnes sociétés de conversation, on se demande si le transcendantalisme de Concord n’a pas laissé la place à M. Prudhomme, l’ancêtre de Babbitt. L’essai éponyme, Société et solitude semble une réponse tardive d’Emerson à Thoreau, le transcendantaliste le plus célèbre, qui avait raconté dans Walden comment il avait été vivre dans les bois en mangeant des glands et en refusant de payer ses impôts. « La solitude est impraticable, nous dit Emerson, et la société fatale. » Nous devons vivre en société et avons besoin de la sympathie de nos semblables. Est-ce que ce sont ces effarantes banalités qui constituent l’ultime sagesse du transcendantalisme ? Qui justifient l’enthousiasme de Cavell et de ses disciples pour « l’ordinaire » et le quotidien ? Thoreau et Emerson prônèrent la désobéissance civile, et aujourd’hui certains se reconnaissent dans cet héritage douteux.

Par définition, le sceptique n’est pas porté sur les principes. Il risque, selon un schéma très classique bien décrit par Hegel, de tomber dans le fidéisme et le mysticisme. Au mieux Emerson apparaît, dans ses essais, comme un mystique repenti. Les bons sceptiques sont des ironistes comme Montaigne, Voltaire, Hume et Gibbon. Mais quand ils célèbrent l’ordinaire et le banal les sceptiques courent simplement le risque d’être plats, et d’en être fiers.

Pascal Engel

Vous aimerez aussi