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En lisant en écrivant

Article publié dans le n°1183 (16 nov. 2017) de Quinzaines

« Cher Lecteur » s’inscrit dans cette lignée bibliomane qui part de Proust et l’on s’enchante du jeu d’échos qui se répondent d’un scribe à l’autre, et, chez Picard, de l’incipit aux paragraphes de la fin : « Comme je l’ai dit, les meilleurs moments de mon existence, je les ai passés dans la solitude et la lecture. »
« Cher Lecteur » s’inscrit dans cette lignée bibliomane qui part de Proust et l’on s’enchante du jeu d’échos qui se répondent d’un scribe à l’autre, et, chez Picard, de l’incipit aux paragraphes de la fin : « Comme je l’ai dit, les meilleurs moments de mon existence, je les ai passés dans la solitude et la lecture. »

En 2006, Georges Picard avait lancé (chez José Corti, son éditeur exclusif) ce titre auquel la ferveur impose sa forme d’injonction : Tout le monde devrait écrire. De fait, il occupe, à la fois auteur et lecteur, une position idéale qui n’est pas sans nous faire penser à celle de Proust composant, en 1905, un merveilleux éloge, dont voici le début : « Il n’y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passés avec un livre préféré. »

Né en 1945 d’une mère tôt absente et d’un père ouvrier, Georges Picard doit à ce dernier la découverte des trésors de la bibliothèque et le goût de la conversation avec les maîtres de la littérature. Il le proclame d’emblée : le vacarme médiatique ne l’attire pas plus que ce vice fortuné, la bibliophilie. Ce qui le captive, ce sont les « beaux mirages du style ». Lui qui fut (brièvement) militant maoïste, je suis enclin à penser qu’il a dû éprouver de la joie à assister à la rencontre d’un bonheur d’écriture et de son choix idéologique, à travers l’admirable métaphore de Marx et d’Engels stigmatisant la bourgeoisie dans le Manifeste du parti communiste : celle-ci « a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. »

Lecteur éclectique s’adressant à chacun d’entre nous en une prose plaisante, il élit, comme écrivain, ses modèles parmi les esprits irradiant une immédiateté, une spontanéité et une humanité susceptibles de baliser allègrement l’aventure ou le cheminement existentiel. L’interpellation permanente du « cher lecteur » que nous sommes et qu’il est lui-même l’entraîne dans de multiples directions et digressions, à la façon de Montaigne qui s’exprimait en toute liberté « par sauts et gambades » et qui, en tant que tel, lui est fort précieux. De même, affranchi des contraintes académiques et amateur des méandres, Paul Léautaud se révèle un exemple pour Georges Picard, ravi, comme nombre d’entre nous, par cette incroyable liberté d’esprit et de ton qui suscite d’ébouriffantes initiatives : à preuve, les chroniques théâtrales écrites sous le pseudonyme de Maurice Boissard où, plutôt que de rendre compte de la pièce pour laquelle il est mandaté, « il parle de ses animaux, de ses amours, de son peu de goût pour les modes de son époque, des petites préoccupations de sa vie quotidienne ». On le voit : lire implique une réflexion sur l’art d’écrire. Tout à sa jouissance, Picard ne s’en prive pas et nous communique son émerveillement.

C’est pourquoi on ne résiste pas à la tentation de recourir à la magnifique formule de Julien Gracq, « en lisant en écrivant », d’autant plus qu’ils ont en commun cette rare fidélité à l’éditeur José Corti. Dès l’enfance, note Picard, « mon esprit perçait le papier et aurait pu y mettre le feu tant il chauffait sur ces pages », signifiant par là une vocation d’une intensité exceptionnelle. Très tôt, il se fixe « pour idéal une prose claire, souple, précise, vivante, qui restitue le ton singulier de ma voix ». Par un paradoxe qui n’est que d’apparence, il protège cette singularité en lisant « un peu de tout », saveur personnelle intacte et perceptible dans le concert des styles. Il se garde d’assigner une mission à la littérature : l’écrivain « n’écrit pas pour sauver le monde ; au mieux, on écrit pour essayer de se sauver soi-même ». Et, lecteur incarné, acharné, il ne cherche rien d’autre qu’un accroissement de soi : « Ce qui m’intéresse, [c’est] ce à quoi je n’avais pas pensé » – attestation d’ouverture et d’extrême générosité.

Cet homme transporte avec sa personne une dévorante bibliothèque : on pourrait citer pêle-mêle Dumas, Lamartine, Balzac, Flaubert, Baudelaire, Rimbaud, Valéry, des pamphlétaires comme Joseph de Maistre ou Jean-Paul Sartre (sans oublier Marx, déjà mentionné) et bien d’autres encore, tels Michel Butor, Knut Hamsun, Benjamin Fondane, Georges Perros, Jean-Claude Pirotte… bref, tous ceux qui, illustres ou méconnus, l’ont marqué en s’honorant d’être des « allumeurs de passion ». D’eux il a reçu, et nous avec lui, l’inestimable cadeau de livres « éveilleurs » – comme est le sien.

Serge Koster