« Reportage », dis-je. Certes. Je propose ce terme pour des causes qui intéressent la vocation, le talent, la carrière professionnelle de Moriz Scheyer. Journaliste il fut et se revendiqua, attaché au Neues Wiener Tagblatt, grand quotidien viennois des années fastes de l’Empire austro-hongrois. Un temps correspondant culturel à Paris, il fut bientôt nommé à la rédaction en chef du département artistique du journal, où il acquit une flatteuse réputation de connaisseur. Il exerça jusqu’en 1938, date de l’Anschluss, qui le chassa pour crime de judéité. Comment décrit-il ses années d’errance et de persécution ? À la façon d’un écrivain voyageur, composant son récit d’une succession de séquences saisies sur le vif, selon un découpage qui évoque un feuilleton impitoyable. L’art lui fut d’autant moins étranger qu’à Vienne ses amitiés et ses influences volaient haut ; elles avaient nom Arthur Schnitzler, Stefan Zweig, Gustav Mahler, Bruno Walter. Mais cela, c’était avant que ne s’écrive, sanglante, « la bible des bestialités de la doctrine hitlérienne ». Dont voici, en abrégé, la chronique sans concession.
Ils sont un trio qui tente d’échapper au pire : le narrateur, dans la double posture du témoin et du gibier, son épouse Grete, dont il était le second mari, et Slava Kolarova, leur gouvernante ou nurse, aryenne attachée à ce point aux époux qu’elle liera son sort au leur, les suivant dans la clandestinité, au long de leur périple et de leurs cachettes et jusque dans la tombe, tous trois sont inhumés dans le sud de la France, leur définitive patrie. « Crève, Youpin », tel est l’aboiement qui déclenche « une monstrueuse chasse à l’homme », minutieusement relatée par le lucide Moriz Scheyer. C’est d’abord l’émigration en Suisse, chèrement payée, la réduction à la pauvreté, le sentiment d’une radicale étrangeté : « Mais, au fond de moi, je me sens loin, très loin de ces gens. » Très vite, Scheyer opte pour la France, lieu de ses idéaux tantôt avérés, tantôt bafoués. Il y subsiste par les menus travaux qu’on lui consent. Survient l’impensable écrasement du pays d’accueil, qui entraîne l’exode (dont la narration n’est pas sans parenté de ton avec 33 jours, le récit de Léon Werth (1878-1955). Tout cela rédigé sans pathos, avec une ironie dont on hésite à décider si elle atténue ou aggrave la déréliction qui frappe les apatrides : « Les hardis guerriers de Göring avaient massacré calmement, tranquillement, des fugitifs sans aucune défense. »
Entre la terreur et les rémissions, l’apathie et l’impatience, le trio surnage tant bien que mal, près de succomber aux pièges de la délation, du rançonnement, de la collaboration, en proie au sentiment de « l’abandon monstre ». Même quand Scheyer adopte le registre du sarcasme ou de la froideur, la férocité et l’ignominie de l’épreuve s’impriment sans recours. Ainsi en va-t-il de son internement à Beaune-la-Rolande, baraquement numéro 8, où ce qui reste de la dignité se passe au niveau des latrines. On a beau avoir beaucoup appris, on reste atterré. C’est pourquoi Scheyer aura à cœur d’égrener les noms de ses compagnons de malheur, qui sont tombés là où il se sent coupable d’être sorti vivant de l’enfer. On peut conjecturer que, s’il ne s’est pas effondré, ce n’est pas seulement par chance, mais parce qu’il a su convertir ses forces « en haine active, en une haine sacrée et qui ne faiblira jamais envers tout ce qu’impliquent les mots “Hitler” et “Allemagne hitlérienne”, envers cette quintessence du mal ».
Si c’est un Juif, cela signifie-t-il qu’aucune chance ne s’offrira à lui ? L’histoire n’est pas manichéenne. Loin de la détruire, le déchaînement de la barbarie favorise parfois l’éclosion de la bonté. Voici surgir la face rayonnante de l’humanité. Elle a son lieu, elle a ses incarnations. Par un concours de circonstances où se rend efficiente la générosité de quelques-uns, Moriz Scheyer et ses deux compagnes d’errance arrivent en Dordogne, très exactement dans le bourg médiéval de Belvès, zone qui n’a pas encore été envahie. Y demeure la famille Rispal : Gabriel, le père, tapissier ; Hélène, la mère, qui tient une droguerie et fait preuve d’une énergie exceptionnelle dans la lutte contre l’adversité ; enfin leur fils Jacques, dit « Jacquot », qui fera plus tard un beau parcours de comédien de théâtre et de cinéma. Avec un dévouement sans conditions, ils cachent et protègent les fugitifs et leur procurent un asile : ils les confient à un couvent de franciscaines abritant des femmes souffrant d’affections mentales et neurologiques. Le 12 novembre 1942, jour de leur accueil, lui apparaît, note Scheyer, « comme l’un des plus poignants et des plus heureux de [sa] vie. Une lumineuse harmonie des sphères dans l’enfer hitlérien ». Ils y demeureront deux ans, sauvés par les Rispal qui ne savaient rien d’eux, sinon qu’ils étaient « des réprouvés. Des Juifs », sauvés par les anges très humains du couvent de Labarde. Grâces leur soient rendues. Ainsi œuvre Moriz Scheyer.
Le survivant ne se borne pas, en journaliste expérimenté, à rapporter ce qui lui advint personnellement, à lui, à Grete, à Slava, aux infortunés qui peuplent les camps, les charniers, la planète. Il ne cesse d’analyser, de commenter, de s’émouvoir. Les questions l’assaillent. La principale, qui ouvre et sous-tend l’ouvrage : « Comment tout cela fut-il possible ? » À cette question, obsédante, qu’il n’est pas le premier à lancer, mais qu’il relaie de toute son énergie, l’esprit révolté, pas plus que les autres rescapés, que les autres exégètes, il ne parvient à donner une réponse satisfaisante. On énonce la question, l’intelligence est frappée de stupeur, effarée. En revanche, Scheyer préconise une théorie concernant ce qu’il est convenu d’appeler la « question juive », à tort selon lui : « Si la question existe, c’est uniquement parce qu’elle a été posée, elle n’a pas été posée parce qu’elle existe, mais pour qu’elle existe. » J’ignore si les experts seront satisfaits de la voie où il s’engage, mais je trouve la formulation percutante. Question complémentaire : « Comment comprendre que l’hébétude, l’indifférence du monde face au martyre juif ait pu atteindre un degré aussi désespérant ? » C’est ici le mot « abandon » qui nous cloue le cœur. C’est cela la Shoah.
Dernière remarque : l’auteur de ce document extraordinaire refuse d’y voir de la littérature. Il juge que ce serait là une inconvenance. Sur ce point, nous nous permettrons d’être en désaccord avec lui. L’usage qu’il fait de l’anaphore (« Pas d’histoires ! », pour définir la démission des esprits devant la menace de la guerre voulue par Hitler), le recours récurrent à la rhétorique de l’ironie (l’image du chenil dans la comparaison entre les Champs-Élysées et le baraquement numéro 8 de Beaune-la-Rolande), la litote tragique à propos de Grete au moment de son arrestation (« Mon épouse se tenait sous un porche, serrée dans un coin. Je passai devant elle. Elle me dévisagea une fois encore, d’un regard, d’un tel regard… »), tout cela porte la signature d’un authentique écrivain.
Serge Koster
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