Flaubert aux prises avec son siècle

Dans la petite anthologie qu’il a composée pour faire suite à la biographie de son héros, Michel Winock cite cette phrase de 1852, qui doit figurer dans une des admirables lettres à Louise Colet contemporaines de la longue et difficile gestation de Madame Bovary : « Quand est-ce que l’on fera de l’histoire comme on doit faire du roman, sans amour ni haine d’aucun des personnages ? »
Dans la petite anthologie qu’il a composée pour faire suite à la biographie de son héros, Michel Winock cite cette phrase de 1852, qui doit figurer dans une des admirables lettres à Louise Colet contemporaines de la longue et difficile gestation de Madame Bovary : « Quand est-ce que l’on fera de l’histoire comme on doit faire du roman, sans amour ni haine d’aucun des personnages ? »

La méthode dite d’impersonnalité que suggérait ainsi Flaubert et dont il regrettait qu’elle ne fût jamais tentée ailleurs que par lui dans le roman, c’est celle-là même que parvient à adopter Michel Winock, en historien exemplaire qu’il est, d’un bout à l’autre de cette passionnante biographie apparemment dépassionnée, ce qui renouvelle l’analyse d’un homme et d’une œuvre que l’on avait pu croire examinés déjà sous tous leurs angles.

« L’homme et l’œuvre », vieille rengaine universitaire, mais qui me semble s’imposer ici, tant la mise en lumière des contradictions insoutenables (mais qui furent soutenues) du bonhomme Flaubert semble permettre, dans une certaine mesure, de comprendre les insoutenables contradictions (mais elles demeurent patentes) d’une œuvre où cohabitent la Bovary et saint Antoine, Hérodias, Félicité et les deux « cloportes », Bouvard et Pécuchet.

Flaubert est dès le départ un être clivé. Ce colosse tonitruant et jovial, ce beau Viking moustachu et rigolard, expert en farces et attrapes, en gauloiseries, bon camarade, bon cavalier et « bon fouterre » comme disait Villon, est né avec des pieds d’argile. Dès vingt-deux ans, en 1844, il est terrassé par un étrange accès, une sorte de congestion brutale qui le laisse hagard, l’écume à la bouche. Sa famille de médecins – son père, Achille-Cléophas, chirurgien et professeur, était depuis 1818 patron de l’hôtel-Dieu de Rouen ; son frère aîné, Achille, qui lui succédera en 1846 – en conclut que le grand jeune homme (il mesure 1,82 m, c’est un géant pour l’époque) doit interrompre les études de droit qui lui pesaient, et qu’il vivra désormais en rentier, avec ses parents d’abord, seul ensuite (à la mort de sa mère, en 1872), dans la belle demeure de Croisset, qui a large vue sur la Seine, et large ouverture pour la baignade.

Bien qu’on ignore la nature exacte de la maladie (épilepsie, syphilis, pour laquelle il fut en tout cas traité, affection cardio-vasculaire, diabète ?) dont les crises, peu à peu, s’espacent mais ne disparaîtront jamais – pour l’emporter à cinquante-huit ans, en 1880 –, Flaubert tient donc à la fois de l’athlète qui s’ébat en eau salée ou douce comme un triton, et du valétudinaire, sans d’ailleurs que ce dernier état l’accable vraiment, puisqu’il l’a dispensé de la carrière dont la perspective l’épouvantait, et rendu à ce qui, depuis l’adolescence, constitue son but unique : écrire.

Le démon de l’écriture, en effet, le possède tout entier. Peu de vocations furent si précoces, peu de passions si exclusives et si tenaces, au point de l’éloigner – tout sensible et aimant qu’il est sans aucun doute envers les femmes, de son entourage immédiat notamment, sa mère, sa sœur Caroline, sa nièce – des attachements qui empiéteraient sur son travail : mariage, paternité, une sorte de terreur sacrée l’en éloigne, le sacerdoce littéraire avant tout !

Plus qu’Élisa Foucault, épouse Schlesinger, rencontrée à Trouville quand il n’a que quinze ans (et elle vingt-six), cette « apparition » immortalisée en 1869 seulement dans L’Éducation sentimentale sous le nom de Mme Arnoux, l’amour le plus sincère de Flaubert a peut-être été celui qui a failli l’enchaîner à la resplendissante Louise Colet, une femme de lettres avec qui il vivra une aventure passionnelle entre 1846 (il a vingt-quatre ans et vient de perdre successivement son père et Caroline, sa sœur chérie, morte d’une fièvre puerpérale après avoir mis au monde une autre Caroline sur qui il reportera son affection et qui le ruinera) et 1855, presque dix ans d’exaltation et de brouilles, de fuite – pour un voyage en Orient de vingt mois – et de fougueux retours. Mais, en fin de compte, malgré une correspondance suivie et superbe, où il confie à Louise, preuve d’une profonde estime, la quintessence de ses vues en littérature, il lui résistera et s’en séparera, pour n’avoir plus que des liaisons sans risque de concubinage, avec la gouvernante anglaise de sa nièce par exemple.

Et pourtant, Flaubert n’est pas seulement ce macho égoïste familier des dîners d’hommes, en l’occurrence entre confrères amis (Louis Bouilhet, Maxime Du Camp, plus tard Zola, Daudet, Tourgueniev, Maupassant) ou soi-disant tels (Goncourt), qui à l’époque répandaient dans le Paris artistique une insupportable puanteur de chambrée. À ses yeux, au contraire de son contemporain Baudelaire, pour qui « la femme est naturelle, donc abominable », il existe des intellectuelles hautement fréquentables en tant que telles et non pas uniquement comme objets de désir, son compagnonnage désintéressé et durable avec George Sand est là pour en témoigner, d’autant plus nettement que le progressisme et le féminisme de la bonne dame de Nohant (dont Baudelaire parle en termes aussi injurieux que bas) semblent s’accorder aussi mal que possible avec le nihilisme droitier de Flaubert. Mais l’un et l’autre écrivent, et bien que George Sand ait la plume facile, quand son « vieux troubadour » sue sang et eau sur la moindre phrase, le culte du travail en vue du bien écrire suffirait à leur intimité, qui demeura fidèle et sans nuage jusqu’à sa mort à elle, en 1876, l’année de la rédaction d’Un cœur simple.

Mais les rapprochaient plus encore une bonté naturelle et une générosité de cœur dont la fine dame avait su deviner qu’elles étaient les qualités d’âme les plus précieuses de l’adversaire véhément du suffrage universel.

Écrire, la grande – ou plutôt l’unique – affaire de Flaubert, au moins depuis les Mémoires d’un fou, commencés à quinze ans, jusqu’aux derniers mois de labeur acharné sur Bouvard et Pécuchet, qui restera inachevé. Écrire à tout prix, y compris au prix de la santé, du repos affectif, mais écrire quoi ? C’est là que les contradictions de l’homme et celles de l’artiste se heurtent ou se rejoignent en un chaos singulier. Le tempérament de base de l’adolescent qui se lance dans l’écriture est d’un romantisme échevelé. Les premières œuvres ont l’éclat noir des contes « gothiques ». Mais le pessimisme foncier qui l’anime, et que son entourage, le voyant libre et bien doté, ne comprend pas, pessimisme natif reposant peut-être sur le pressentiment obscur d’un corps qui se sait plus faible que ne le croit la conscience claire, ce pessimisme l’oblige à un matérialisme agnostique favorisé dès l’enfance par la proximité de l’hôpital, des malades que l’on est impuissant à guérir, de la mort omniprésente.

Il convient donc de se blinder contre le rêve, ses séductions déceptives, son évanescence. Agissant contre lui-même et ses pulsions les plus immédiates, l’écrivain Flaubert se force à transformer ses « gueulades » en exercice discipliné, sinon disciplinaire, de la période et du paragraphe, avec le dessein d’en bannir l’affect et le tremblement, le jugement personnel et la sympathie ou l’antipathie qui, dans la vie ordinaire, le font s’emporter pour ou si souvent contre les idées et les gens.

Le lecteur d’aujourd’hui, mieux servi que celui d’hier, se trouve bien placé pour saisir sur le vif le contraste étourdissant entre les deux Flaubert écrivains, grâce à la prodigieuse Correspondance (son chef-d’œuvre absolu ?) où il s’est exprimé sans fard avec une facilité de plume et d’invective, une aisance joyeuse ou furibonde que ses textes sous contrôle récusent totalement. Ou plutôt ces textes publics et avoués multiplient les efforts démesurés pour brider un tempérament de feu qui néanmoins fait de toutes parts craquer les coutures du masque. Car le Flaubert de cinquante ans n’a jamais tué en lui l’enfant exalté, ni la posture de virilité un fond féminin sous-jacent, ni l’humble soumission au réel la fascination pour le rêve éveillé, seul apte à dissoudre les monstres de l’exécrée existence commune et bourgeoise.

Les amis positifs ont beau faire, Bouilhet en particulier, et condamner la première mouture de La Tentation de saint Antoine, l’opus inclassable, poétique en son essence, renaîtra par deux fois de ses cendres, et sa dernière version comble aujourd’hui encore les amateurs du Flaubert le plus délirant (le plus authentique ?), bien plus qu’une fantaisie appliquée comme Salammbô, qui avait su délasser du pensum « réaliste » de Madame Bovary le rêveur d’échafauds baudelairien qu’était Flaubert en l’un de ses avatars. Pour mieux dire, il n’est pas jusqu’à ce chef-d’œuvre de minutie et de documentation qu’est partiellement Bouvard et Pécuchet, le meilleur Flaubert pour certains lecteurs dont je suis, qui ne présente çà et là de véritables flambées de lyrisme à peine contenu (voyez Pécuchet découvrant les étoiles, comme un autre saint Antoine, au chapitre III de ce livre fulgurant où le prétendu cloporte se change en porte-parole de son créateur affolé par « les nombres et les êtres » des cosmogonies !

La force et la nouveauté de la lecture qu’a menée Michel Winock à propos de chacune des étapes de la carrière d’un écrivain à ce point dédoublé, c’est de montrer que cette vie et cette œuvre, éminemment évolutives, demeurent, malgré la volonté affichée de Flaubert de rester « au-dessus de la mêlée », en phase avec l’évolution de tout un siècle. Comment, en effet, Flaubert, né sous la Restauration, englué pendant le règne bourgeois de Louis-Philippe dans le confort, dont il profite tout en le méprisant, des classes censitaires auxquelles s’adressait le mercantilisme paterne de Guizot (« Enrichissez-vous par le travail et par l’épargne ! ») a-t-il réagi à la révolution de 1848 et à sa confiscation par l’Empire ? Ce fut sa véritable initiation politique. Il se rallia au coup d’État du 2 décembre mais n’en pensait pas moins. Quant à la Commune, grand traumatisme révélateur de la question sociale, n’est-ce pas elle qui le fit passer de l’inconscience du nanti à la lucidité inquiète d’un homme de droite enfin éclairé sur les raisons objectives des malheurs du peuple et de sa révolte ?

Cette ouverture progressive (et relative), rendue plus aisée par l’anticléricalisme et la haine de l’ordre moral, c’est celle du siècle tout entier, qui aboutit, par-delà la répression féroce des communards (dont Flaubert, que la guerre de 1870 a rendu patriote, déteste la politique mais entrevoit les motivations), à l’abdication de Mac-Mahon et à la proclamation d’une république souhaitée ardemment par Hugo (que Flaubert vénérait), c’est-à-dire tout de même à un indiscutable progrès humain.

Tout se passe comme si les contradictions d’un écrivain de génie épousaient celles du siècle qu’il a vomi, comme si elles finissaient par se résoudre en un humanisme certes bourgeois et tiède mais moins méchant que ce qui précédait. Pour illustrer cette leçon historique, encore fallait-il que l’historien biographe sût modérer ses propres passions, tant littéraires que politiques. Il y a complètement réussi. Songez qu’il se contente de traiter les Goncourt de « concierges » – ce qui est la simple vérité – et ne conspue même pas monsieur Thiers, le sinistre « Mirabeau-Mouche », boucher de la Commune, ce qui en dit long sur son souci (presque excessif) d’impartialité et de réserve !

Maurice Mourier

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