Patricia De Pas : Pourquoi vous êtes-vous intéressé au dernier été de Gustav Mahler ?
Laurent Sagalovitsch : J'ai croisé la musique classique très tard dans mon existence, il y a quelques années à peine. Quand j'ai rencontré celle de Gustav Mahler, j'ai ressenti ce même trouble que lorsque j'avais découvert les romans de Faulkner, de Virginia Woolf ou même Au-dessous du volcan de Malcom Lowry, une sorte d'effroi mêlé à la sidération, une incompréhension totale et en même temps, la certitude que ces œuvres me parlaient comme jamais on ne m'avait parlé jusqu'alors. J'ai été envoûté par la musique de Mahler, je suis devenu complètement captif de ses symphonies. Puis je me suis plongé dans l'histoire de sa vie, et elle m'a fasciné au point où je n'ai eu d'autre choix que d'écrire dessus. Je devais le faire. L'épisode que je relate dans mon livre, l'histoire d'adultère d'Alma, m'est apparue comme le moyen idéal pour évoquer sa destinée personnelle.
P. D. P. : Pourquoi l’avoir abordée du point de vue de ses relations avec sa femme ?
L. S. : C'est le roman qui l'a voulu. En même temps, Gustav et Alma forment un couple iconique comme Zelda et Scott Fitzgerald. Quelque part ils sont indissociables l'un de l'autre. Ils incarnent un certain visage de la modernité et en même temps, ils charrient aussi les impasses du passé, la condition féminine notamment, la toute-puissance du patriarcat.
P. D. P. : Comment imaginer que l’amant d’Alma aurait envoyé une lettre à son mari par erreur ?... N’est-ce pas plutôt Gustav Mahler qui l’a ouverte par erreur ?
L. S. : C'est un mystère qui n'a jamais été résolu. Un jour, Gustav Mahler reçoit une lettre écrite par l'amant de sa femme et qui était destinée à Alma. Mais au moment d'inscrire le nom du destinataire au dos de l'enveloppe, l'amant a écrit celui de Gustav Mahler ! C'est ainsi que Mahler apprend la trahison de sa femme. Pourquoi cette erreur ? Nul ne le sait vraiment. C’est peut-être une étourderie ou bien un moyen trouvé par Walter Gropius, l'amant d'Alma, de mettre Gustav au pied du mur. Un acte manqué. Quelque chose qui lui a échappé sans qu'il s'en rende compte. En tout cas, une péripétie romanesque qui, présente dans une œuvre d'imagination, aurait suscité l'étonnement voire de la gêne, un « truc » trop gros pour être vrai. Il n'empêche, elle a véritablement eu lieu et cette erreur, volontaire ou pas, a provoqué chez Mahler un effondrement mental d'une profondeur inouïe, une régression de son être, un désespoir infini dont au fond, il n'est jamais sorti. Cette erreur a d'une certaine manière précipité la mort de Mahler.
P. D. P. : Alma, la femme de Mahler, avait hérité d’un antisémitisme familial, auquel elle n’échappait pas elle-même. Gustav Mahler était juif. Est-ce cette singularité qui vous a intéressé ?
L. S. : En partie, oui. il est toujours fascinant de s'intéresser à ces personnes qui peuvent faire montre d'un antisémitisme forcené, et en la matière, Alma n'est pas en reste, elle fera montre tout au long de sa vie d'une véritable aversion pour les juifs, et en même temps, être capable d'en épouser un. Pour Alma, deux même puisqu'elle partagera également sa vie avec Franz Werfel. Cette contradiction laisse rêveur. Voilà une femme, Alma, qui trouve que les juifs sentaient mauvais, qui les affuble dans son journal des pires caractéristiques mais qui ne peut s'empêcher d'en admirer certains au point de les épouser. On est là au centre des contradictions du cœur en conflit avec lui-même, de l'incohérence de l'âme, des errements de la passion qui peuvent amener une personne à dire tout et son contraire. Alma hait les juifs, une haine pathologique, une haine qui ne disparaîtra jamais, même pas après la Shoah, mais une haine qui s'efface quand l'amour entre en jeu.
P. D. P. : Alma aurait subi la domination de Gustav Mahler qui l’aurait empêchée de devenir compositrice elle-même d’après ce que j’ai pu lire...
L. S. : C’est ce que dit le récit féministe contemporain...
P. D. P. : C’est difficilement réfutable puisqu’il y a des traces écrites dans leur correspondance. Notamment une lettre où Mahler lui demande de renoncer à la musique si elle accepte de l’épouser.
L. S. : Il est irréfutable que Mahler lui a demandé de choisir entre lui et sa musique à elle. Il pensait que deux artistes ne pouvaient pas prétendre à fonder une famille, l'un des deux devait s'effacer et pour Gustav, ce ne pouvait être qu'Alma. Et Alma a accepté. Quelque part, elle s'est sacrifiée pour son mari, elle a renoncé à la musique pour lui. Seulement, quand Mahler meurt, Alma a trente ans. Elle va vivre jusqu'à quatre-vingt-cinq ans. Autrement dit, elle aura eu un demi-siècle pour écrire cette musique à laquelle elle tenait tant. Pourquoi n'en avoir rien fait ? Elle était à l'abri des soucis financiers, Mahler y avait veillé. Je crois tout simplement que Alma avait des dispositions pour la musique, un réel talent mais auquel il manquait la discipline, le renoncement à un certain mode de vie, pour qu'il débouche sur des réalisations concrètes. Elle n'était pas prête à tout abandonner pour la musique. Elle-même le reconnaissait. Elle aimait trop la vie pour cela.
[Laurent Sagalovitsch vit à Paris après quinze années passées à Vancouver (Canada). Il tient régulièrement une chronique sur Slate, il a aussi écrit pour Libération et les Inrocks.
Le dernier été de Gustav Mahler (Le Cherche Midi) est son huitième livre. Dernier livre paru : Joue-la comme Godard, Les Livres de la promenade (2025).]
Commentaires (identifiez-vous pour commenter)