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L’odyssée de Neige Sinno

Article publié dans le n°1268 (01 sept. 2025) de Quinzaines

Après Triste Tigre, Neige Sinno poursuit avec La Realidad une oeuvre exigeante qui interroge en profondeur son vécu et notre époque par le prisme de la littérature.
Neige Sinno
La Realidad
(P.O.L.)
Après Triste Tigre, Neige Sinno poursuit avec La Realidad une oeuvre exigeante qui interroge en profondeur son vécu et notre époque par le prisme de la littérature.

Neige Sinno a connu en 2023 un succès fulgurant avec Triste Tigre (P.O.L), plus de deux cent mille exemplaires vendus et de nombreux prix, livre « coup de poing » qui, deux ans après la Familia Grande de Camille Kouchner, a montré que la littérature pouvait briser le silence sur les viols intrafamiliaux ; l’autrice y réfléchit sur le mal : « un monde où victime et bourreau sont réunis [...] c’est un monde où l’on ne peut ignorer le mal. Il est là, partout, il change la couleur et la saveur de toutes choses ». La Realidad, qui paraît deux ans plus tard, a été écrit avant Triste Tigre, en espagnol : c’est un récit d’apprentissage autant qu’un récit de ses voyages au Mexique pendant sa jeunesse, un voyage initiatique aux accents picaresques. Elle raconte comment elle et son amie Maga ont fait le voyage vers la ville qui donne le titre au livre, La Realidad, pour y rencontrer le sous-commandant Marcos, figure emblématique de la révolution zapatiste au Chiapas, sans y parvenir.

Le premier roman de Neige Sinno, Le Camion (éd. Christophe Lucquin, 2018) avait déjà pour sujet un groupe de jeunes français qui retapent un camion dans les environs de Marseille et rêvent de partir. Le livre s'achève sur le mot « réalité », l’objet d’une quête onirique : « Ils rêvent qu'ils rêvent, et dans leur rêve, leur rêve devient réalité ». Dans La Realidad, elle approfondit la thématique, ­déjà présente dans Le Camion, de la « fusion amicale ou amoureuse » et de la jeunesse en quête d'elle-même. Elle décrit avec tendresse la fascination qu’exerce sur elle sa compagne de route, Maga, et l’évolution de leur relation. Le voyage est le fil d’Ariane de ce livre labyrinthique : « on ne voulait pas être des touristes qui ne voient rien ». Reformulant les vers de Joan Manuel Serrat[1], la narratrice constate : « on ne voyage pas de l’ignorance à la vérité mais d'une ignorance à une autre, plus documentée peut-être [...]. »

Quête initiatique

« Ça a commencé par une histoire de livres » : l’incipit est un pastiche de celui de Voyage au bout de la nuit, qui lui-même est une réécriture du début de la Bible : le voyage et le verbe sont ainsi tissés de manière programmatique. La quête initiale d’une rencontre avec le sous-commandant Marcos pour lui remettre des livres en se rendant à La Realidad échoue symboliquement. Le Mexique devient une énigme à déchiffrer, qui renvoie les deux enquêtrices à leur propre élucidation. Elles y rencontrent d'autres voyageurs, une étonnante reine de la nuit, un amant trop tôt disparu, les habitants du Chiapas qui les accueillent dans leurs maisons et leurs luttes pour l’autonomie.

Neige Sinno souligne l’aspect initiatique de leur quête par des indices significatifs : après la nuit de terreur que les deux jeunes filles ont vécue, terrées dans une chambre d’hôtel d’un village sur la route de La Realidad, un groupe d’hommes ayant passé la nuit à s'enivrer et à les menacer, pendant qu’elles cherchent le lendemain le bus pour repartir, elles croisent plusieurs fois un âne que Neige Sinno rapproche d'un grain de beauté en forme d’étoile sur la joue de la fascinante Barbara, figure importante de leur voyage, qui lui répétait qu'elle ne comprenait rien : « il m’a semblé que c'était une espèce d’encouragement à aller plus loin, à me mettre au travail une fois pour toutes afin de comprendre un peu mieux ce qui se passait autour de moi ». Sous son voyage apparaissent en palimpseste ceux de grands écrivains, et tout d'abord celui d'Antonin Artaud : « il pouvait sentir dans sa chair les effets destructeurs du système de domination mis en place par les États occidentaux ». Elle plonge son lecteur dans les textes de Le Clézio : « pour lui la seule issue, la seule solution, pour ne pas être un de ces conquistadors ou une quelconque version moderne des colons d'antan, est de les rejeter de manière absolue [...], de se changer en Indien ».

Ses lectures et la rencontre des zapatistes nourrissent la même lancinante interrogation : « Qu'aurait-il été de nous sans la triade maudite colonialisme-capitalisme-patriarcat ? ». Se découvrent au fil du chemin et du temps les pouvoirs de l'écriture, « mais puisqu’on sait qu'on ne comprend et qu'on ne s'explique jamais rien, est-ce qu'il ne s'agirait pas plutôt de vouloir être ? Être à un endroit précis, s’y projeter, s’y faire un jardin. Il y a pour moi ici la réalité d'une nostalgie. Je veux être encore un peu là-bas avec Maga. [...] Juste être là dans ce temps de la vie pure ». Pour elle, l’écriture protège même de la mort : « avec les fils de cette histoire je confectionnerai un châle pour nous couvrir [...]. Je tisserai un tissu bien chaud afin que la mort ne nous entre pas par derrière ». Elle évoque comment le voyage et l’adoption difficile d’une autre langue l’ont transformée : « Ce ”je“ qui parle ici c’est un ”je“ qui n’existerait pas s’il n’avait d’abord été conçu dans une langue étrangère. J’essaie aujourd’hui de le ramener au pays natal et il résiste ».

La Realidad s’achève par le récit d’un rêve pendant le dernier voyage en bus sur le retour du Chiapas, récit qui prend la forme d’une réécriture de la célèbre nekuia ou invocation des morts faite par Ulysse au chant XI de l’Odyssée : « Je suis au bord de l’eau. J’entends les murmures des fantômes qui cheminent dans ma tête de leur démarche somnambule. Ils voudraient bien venir. Mais je dois les laisser sur cette rive, mes amis du passé [...]. Pourtant il faut bien que quelqu’un guide ce cortège de morts vivants ou de vivants mourants, de zombies de tous horizons qui m’ont accompagnée dans mon voyage vers la réalité [...] pour qu’ils tombent à l’eau un par un avec des yeux d’hypnotisés et disparaissent dans les eaux sans souffrir [...]. Je ne peux pas rester ici, je dois traverser. De l’autre côté ma fille m’attend ».

Cette métamorphose, ce voyage initiatique culminant par l'assemblée de femmes du Chiapas et son impossibilité de penser l'inceste ont permis l’écriture de Triste Tigre tout autant qu'une seconde naissance : « mais les choses ne changent qu’avec des actes. [...] Ce que nous pouvons faire, c’est parfois très peu, si peu que cela semble n’être rien. Et pourtant c’est de ce presque rien qu’il faut partir, car la réponse ne viendra pas d’en haut. Ni d’en haut, ni d’en bas ». En conclusion, il est certain que Neige Sinno est à la hauteur des ambitions littéraires qu’elle formule dans son livre : « Un livre qui ne nous surprend pas, qui ne nous amène pas là où on ne s’y attendait pas, on l’oublie, il ne change rien en nous ». Comment oublierait-on La Realidad ?

[1] « Caminante no hay camino » (« Voyageur, il n’y a pas de chemin »)

Franck Colotte

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