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La pédagogie de Chopin

Article publié dans le n°1014 (01 mai 2010) de Quinzaines

 Les témoignages s’accordent : ce n’est pas seulement pour vivre que Chopin donnait des leçons de piano, mais aussi par goût de l’enseignement. D’un projet de méthode, Chopin n’a laissé que des esquisses, « une douzaine de feuillets, rédigés en un français fort contestable » selon Alfred Cortot (Aspects de Chopin, Albin Michel, p. 53), qui s’était rendu acquéreur du manuscrit. Comme il s’agit de bribes, Jean-Jacques Eigeldinger, le méticuleux éditeur de l’ouvrage, leur a ajouté quatre textes brefs révélateurs de la pédagogie de Chopin : un traité (inachevé) du Norvégien Thomas Tellefsen, élève bien-aimé de Chopin ; les notes dues respectivement à un autre élève, Karol Mikuli, et à deux « élèves d’élèves », qualité dont seul le prestige des plus grands maîtres autorise à se prévaloir.
Frédéric Chopin
Esquisses pour une méthode de piano
 Les témoignages s’accordent : ce n’est pas seulement pour vivre que Chopin donnait des leçons de piano, mais aussi par goût de l’enseignement. D’un projet de méthode, Chopin n’a laissé que des esquisses, « une douzaine de feuillets, rédigés en un français fort contestable » selon Alfred Cortot (Aspects de Chopin, Albin Michel, p. 53), qui s’était rendu acquéreur du manuscrit. Comme il s’agit de bribes, Jean-Jacques Eigeldinger, le méticuleux éditeur de l’ouvrage, leur a ajouté quatre textes brefs révélateurs de la pédagogie de Chopin : un traité (inachevé) du Norvégien Thomas Tellefsen, élève bien-aimé de Chopin ; les notes dues respectivement à un autre élève, Karol Mikuli, et à deux « élèves d’élèves », qualité dont seul le prestige des plus grands maîtres autorise à se prévaloir.

Pour être à même d’interpréter, il importe de se faire des doigts, à défaut de quoi le meilleur musicien ne deviendra jamais un pianiste mais demeurera un éternel déchiffreur. C’est donc surtout la partie technique du jeu, le mécanisme, que Chopin entend aborder ici. Il ne s’engage pas sur le terrain spéculatif, même si, en cours de route, il multiplie les propositions visant à définir la musique ; certaines d’entre elles, comme « la parole indéfinie (indéterminée) de l’homme, c’est le son », pourraient donner lieu à des développements féconds. Pour Jean-Paul Weber, par exemple, les significations indéterminées que véhicule la musique sont une résurgence de la voix « limitée à ses caractères purement auditifs et affectifs » que l’enfant entend avant de comprendre un discours (La Psychologie de l’art, PUF, 1958).

Chopin divise l’étude du mécanisme en trois rubriques fondamentales : l’apprentissage des gammes (notes conjointes), celui des arpèges (notes disjointes) et celui des accords (notes simultanées). Selon lui, la position la plus « naturelle » de la main consiste à placer les doigts sur les touches mi, fa#, sol#, la# et si. Ainsi, les doigts courts (pouce et auriculaire) se trouvent sur les « touches basses » (les touches blanches) et les doigts plus longs sur les « touches hautes » (les touches noires). En préconisant cette position, Chopin se démarque non seulement des pédagogues qui l’ont précédé, mais aussi de la plupart de ceux qui l’ont suivi : aujourd’hui encore, on fait travailler l’élève sur do-ré-mi-fa-sol et la première gamme qu’on lui soumet est souvent celle de do majeur, pour Chopin la plus difficile, « comme n’ayant aucun point d’appui » (elle ne comporte aucune touche noire) ; au contraire, les gammes les plus commodes sont riches en touches noires (si majeur pour la main droite, 5 dièses ; bémol majeur pour la main gauche, 5 bémols). Le célèbre pianiste et professeur russe Heinrich Neuhaus comprenait mal que Chopin n’ait pas davantage fait école sur ce point : « Comment expliquer cette partialité, sinon par un amour exagéré de l’ivoire et une désaffection manifeste de l’ébène ? » (L’Art du piano, Van de Velde, p. 92).

Chopin remet en cause d’autres routines pédagogiques. Il rejette les exercices innombrables qui relèvent davantage de la gymnastique (non artistique) que de la musique, et compare leur pratique à celle qui consisterait à apprendre « à marcher sur la tête pour faire une promenade ». Dans le même esprit, Tellefsen critique tel « maître célèbre » (Kalkbrenner, nous précise Jean-Jacques Eigeldinger) qui se vantait de pouvoir travailler son piano tout en s’adonnant à la lecture. Chopin tient d’autre part à ce que soit respectée la conformation propre de chaque doigt. Là aussi, il va à l’encontre d’une tradition qui lui a survécu : pour nombre de maîtres, l’objet de la technique pianistique serait plutôt de se forger cinq pouces à chaque main ! Selon Chopin, « il vaut mieux ne pas chercher à détruire le charme du toucher spécial de chaque doigt mais au contraire le développer ». Ainsi, chacun des doigts s’individualise, et pas seulement le pouce, cet « entrepreneur des gros ouvrages » selon l’expression de Blanche Bascourret (grand nom, jadis, de l’École normale de musique de Paris). Chopin ajoute : « Autant de différents sons que de doigts ». D’où l’importance du doigté (qui est l’affectation à une note de tel ou tel doigt). Que chaque doigt ait ainsi son caractère propre n’empêche pas un son égal car « n’importe quel doigt doit pouvoir et peut émettre un son de n’importe quelle intensité » (Heinrich Neuhaus, op. cit., p. 100).

Le témoignage de Karol Mikuli contribue à dissiper des malentendus sur l’interprétation des œuvres de Chopin. Mikuli nous assure que « le métronome ne quittait pas son piano » ; de quoi ébranler ceux qui jugent sacrilège qu’on travaille ou fasse travailler Chopin au métronome. Pour « mettre en place » un passage plus ou moins difficile, pour s’assurer qu’on ne ralentit pas ou qu’on n’accélère pas indûment, le métronome est irremplaçable. La rigueur du tempo n’interdit pas l’usage sporadique du rubato, que Mikuli dépeint ainsi : « la main qui exécute le chant, ou bien retarde comme à regret, ou bien s’emporte passionnément en se libérant des carcans métriques pour dégager toute la vérité de l’expression musicale, tandis que l’autre, celle qui accompagne, s’en tient strictement à la mesure ». Bien des interprètes (c’est moins vrai aujourd’hui) ont mésusé du rubato en décalant systématiquement, par un « swing » intempestif, ce que doivent jouer ensemble les deux mains.

L’art du piano, c’est pour Chopin avant tout le chant, le bel canto en particulier : il recommandait à ses élèves de s’inspirer du legato cantabile dont les grands chanteurs italiens pouvaient donner l’exemple. On l’a dit souvent, le piano n’est pas par essence un instrument chantant, on peut lui reprocher une certaine sécheresse, il a un côté « percussif », ses sons s’éteignent rapidement (il a « le souffle court, il a de l’emphysème » selon Neuhaus, op. cit., p. 136), et tout le talent de l’interprète est de faire oublier par son toucher ces données défavorables. Si le pianiste ne peut pas « jouer faux » comme le violoniste (« l’intonation étant le fait de l’accordeur, le piano est délivré d’une des plus grandes difficultés que l’on rencontre dans l’étude d’un instrument », nous dit Chopin), il ne peut pas non plus a priori chanter comme celui-ci. Les plus grands y parviennent pourtant. Mikuli dit de Chopin : « Sous ses doigts, le piano n’avait pas à envier au violon son archet (…). Les sons s’enchaînaient avec le fondu de l’art vocal le plus accompli. »

Pour Chopin, tout est dans la justesse du phrasé. Qu’est-ce que le phrasé ? C’est la ponctuation musicale, c’est l’art de rendre intelligibles les différentes périodes (phrases, incises...) du discours. Celui qui ne sait pas phraser montre que « la musique n’est pas sa langue maternelle mais un idiome qui lui est étranger, incompréhensible », il fait penser, nous dit encore Chopin, à quelqu’un qui réciterait un texte dont il n’aurait d’autre connaissance que phonétique. Au piano, il est aussi important de séparer des sons appartenant à des entités distinctes que de lier les sons d’une même phrase. En un mot, il faut respirer. L’art de la musique consiste à respirer et à enchaîner à la fois, et la conciliation de ces deux exigences n’est pas toujours aisée ; l’élève qui y arrive peut s’entendre dire qu’il a un jeu très « musical ». Mais, au piano, qu’est-ce qui permet cette éloquence ? Chopin a ici une formule, une identification saisissante : « le poignet : la respiration dans la voix ». Au gré du discours, le poignet s’élève puis retombe, et cette souplesse, cette liberté a le même rôle que la respiration pour le chanteur.
Chanter, donc, avant toute chose.

Thierry Laisney