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On avait encore rien entendu

Article publié dans le n°1070 (16 oct. 2012) de Quinzaines

Nous avons déjà souvent traité ici d’Alain Resnais, soit directement ("Cœurs"), soit par la bande ("Liaisons secrètes, accords vagabonds", entretiens avec J.-L. Leutrat et S. Liandrat-Guigues) ou l’arrière-cour ("Les Aventures d’Harry Dickson" de F. de Towarnicki). Pour ne pas nous répéter dans l’éloge, nous nous contenterons d’inviter tous ceux qui, depuis le 26 septembre, ne se sont pas encore présentés à l’entrée des salles qui projettent "Vous n’avez encore rien vu", de s’y rendre sans barguigner. Il s’agit du film le plus réjouissant pour l’esprit regardable pour le moment, dont une vision n’épuise pas les tiroirs et les pièges, comme nous l’avions esquissé il y a quelques mois (QL n° 1 061). Dans ce voyage derrière les apparences, le dépaysement est garanti.

Max Linder

Coffret de 3 DVD, éditions Montparnasse, 35 € (sortie le 17 octobre 2012)

 

Sept ans de malheur
En salles le 17 octobre 2012

 

ANDRÉ SAUVAGE

ÉTUDES SUR PARIS (1928)

DVD, Carlotta, 19,99 € (sortie le 10 octobre 2012)

Nous avons déjà souvent traité ici d’Alain Resnais, soit directement ("Cœurs"), soit par la bande ("Liaisons secrètes, accords vagabonds", entretiens avec J.-L. Leutrat et S. Liandrat-Guigues) ou l’arrière-cour ("Les Aventures d’Harry Dickson" de F. de Towarnicki). Pour ne pas nous répéter dans l’éloge, nous nous contenterons d’inviter tous ceux qui, depuis le 26 septembre, ne se sont pas encore présentés à l’entrée des salles qui projettent "Vous n’avez encore rien vu", de s’y rendre sans barguigner. Il s’agit du film le plus réjouissant pour l’esprit regardable pour le moment, dont une vision n’épuise pas les tiroirs et les pièges, comme nous l’avions esquissé il y a quelques mois (QL n° 1 061). Dans ce voyage derrière les apparences, le dépaysement est garanti.

Ni Max Linder ni André Sauvage n’évoquent grand-chose aux yeux des amateurs de 2012. Au moins le premier a-t-il laissé son nom à une salle de cinéma parisienne des Boulevards – mais combien de spectateurs y pénètrent en sachant à qui ce nom appartient ? Il fut pourtant une star planétaire du comique, avec une trajectoire brutalement écourtée, en octobre 1925, encore en pleine gloire, par un suicide commun, et inexpliqué, avec son épouse. Sa carrière avait duré vingt ans, entre La Première Sortie d’un collégien, de Louis Gasnier, en 1905 (il avait 22 ans) et Le Roi du cirque (E. E. Violet), son ultime film de 1924. Entre les deux titres, trois longs métrages et plus de deux cents courts, tournés à un rythme effréné – trente-trois films pour la seule année 1912… Parmi la cohorte des burlesques français d’avant la Grande Guerre, particulièrement nombreux, de Bébé à Zigoto, via Boireau, Calino, Gontran ou Onésime, entre vingt autres, Max – né Georges Leuvielle – était, de loin, le meilleur, le plus inventif, celui dont l’apparence et la gestuelle n’avaient rien à voir avec ses homologues.

D’abord par le rythme : aucune accumulation de gags compensant souvent leur pauvreté par le nombre, rien non plus, par exemple, de l’apothéose destructrice de la troupe des Pouites de Jean Durand, qui ne laissaient rien debout derrière eux. Ni tartes à la crème, ni poursuites. Ensuite par les accessoires : alors que la plupart des personnages comiques jouaient sur la caricature en en rajoutant dans la vulgarité, rustauds mal fagotés ou maritornes (Léontine ou Rosalie), l’astuce de Linder fut de jouer sur l’élégance et le raffinement. Pantalon rayé, guêtres, gilet blanc, cravate avantageuse, jaquette et chapeau haut-de-forme dès le petit déjeuner (dans Max en convalescence, on le voit tremper ses tartines matinales dans son bol de café, équipé comme pour un bal à l’Opéra), jamais il ne se déprend, quelles que soient les situations, de son quant-à-soi. Dignity, always dignity… Et même lorsqu’il est en position de faiblesse – on l’emmène au commissariat nu dans sa baignoire, dans Max prend un bain –, il parvient toujours à s’en sortir, par le haut.

Est-ce d’être un des seuls comiques séducteurs de l’époque – avec Léonce (Perret), qui chassait sur les mêmes terres, avec moins de classe – qui, dès le début des années 10, lui gagna le cœur des spectateurs ? Le public populaire sut faire la différence avec la grosse cavalerie burlesque à laquelle il était soumis une semaine après l’autre et en fit une vedette, la première et la plus grande, d’un cinéma dont les acteurs « dramatiques » n’étaient pas encore identifiés : on n’allait pas voir Henry Krauss ou René Navarre, on allait voir Max, Boireau ou Bout-de-Zan. Dès 1912, complétant ses apparitions à l’écran par des tournées théâtrales, Linder devint une étoile à l’échelle du continent : il tourne à Berlin (Max professeur de tango), fait un duo avec Fragson, autre star (le remarquable Entente cordiale, seule trace filmique du célèbre chanteur), chacun de ses déplacements crée l’événement. Rapidement, sa renommée gagne l’Amérique : si Chaplin, dans ses premiers films de 1914, lui emprunte absolument tout son attirail – mais dépourvu de la prestance naturelle de l’original, il ressemble surtout à un gommeux affecté, ce qui explique pourquoi son équipement a fait long feu, vite remplacé par les haillons du vagabond –, c’est parce que le public américain désirait « du Max ».

Max en personne traversa l’Atlantique en novembre 1919. Les trois films qu’il réalisa à Hollywood, entre 1920 et 1922, Sept ans de malheur, Soyez ma femme et L’Étroit Mousquetaire, sont certainement ce qu’il a tourné de meilleur. Ce n’est pas un hasard si les frères Marx lui rendirent hommage, en reprenant intégralement dans Soupe au canard la scène du miroir cassé du premier titre – douze ans après, le gag était toujours aussi puissant. Ces trois productions ont bien moins vieilli que d’autres plus célébrées : les anachronismes de L’Étroit Mousquetaire (The Three Must-Get-There en v.o.) sont tout aussi réjouissants que ceux des Trois Âges de Keaton et Cline. L’Homme au chapeau de soie et En compagnie de Max Linder, présentés dans le coffret, tous deux réalisés par Maud Linder, qui a consacré sa vie à la mémoire d’un père qu’elle a perdu à l’âge de 16 mois, contiennent l’essentiel d’une œuvre mal connue. En décembre 1990, le musée d’Orsay avait organisé une rétrospective, en trente-cinq courts et trois longs, devant une assistance bien trop réduite. Il est plus que temps de redécouvrir ce grand ancien, toujours aussi fringant.

Quant à André Sauvage, ce n’est pas une redécouverte, mais une découverte tout court. Entendons-nous : il y a longtemps que les amateurs du muet s’efforcent de ne pas rater les (rares) occasions de revoir Études sur Paris, son œuvre maîtresse. Mais ils ne sont, hélas, pas plus nombreux que les spectateurs de Linder en 1990. On reste entre soi. Pourtant, Études est sans aucun doute un des plus beaux films sur la capitale jamais réalisés, dont les visions successives n’épuisent pas le charme ni l’éclat. Depuis vingt ans et un premier article dans le n° 2 de la revue Cinémathèque, Éric Le Roy, des Archives du Film, tente de sortir André Sauvage de l’oubli. S’il n’y parvient pas cette fois-ci, c’est à désespérer. Il faut reconnaître qu’il s’agit d’un des cinéastes français les moins favorisés, dont à peu près tous les projets échouèrent, quand il ne fut pas spolié de ceux qu’il mena à bout. Isabelle Marinone lui a consacré un ouvrage définitif (1), qui décrit très exactement les différents naufrages qui ponctuèrent son itinéraire – difficile de parler de carrière dans son cas. Les suppléments du DVD exhument quelques bribes des films qu’il a tournés ou commencé à tourner, documentaire (La Traversée du Grépon) ou fiction (Pivoine, dans lequel Michel Simon préfigure son personnage de Boudu). Et Études est offert dans une copie magnifique, restaurée par L’Immagine ritrovata, le laboratoire bolognais, et constitue un des plus beaux spectacles vus sur un petit écran depuis belle lurette – un régal pour l’œil.

Le titre pourrait effrayer, évoquant quelque essai avant-gardiste dont l’époque (1928) était friande. Mais pas de vision distordue, pas de montage « musical », on n’est pas chez le Ruttmann de Berlin, symphonie d’une grande ville : le film se présente comme un simple documentaire, un œil candide promené le long des canaux et des rues de Paris. Mais l’œil, s’il est candide, est loin d’être innocent, et Sauvage sait capter les choses qui sont derrière les choses, comme disait l’autre. Le « point de vue documenté » n’avait pas encore été formulé par Vigo, mais il est déjà là, pratiqué comme rarement ensuite. L’entrée dans Paris, au rythme lent d’une péniche glissant sur le canal de l’Ourcq, la remontée de la partie souterraine du canal Saint-Martin, ponctuée d’éclairs de lumière, tout nous plonge dans un temps suspendu, comme en sursis. Celui d’un Paris oublié, avec ses lavandières et ses barbiers de plein air le long de la Seine, ses cardeurs de laine devant les octrois qui surveillaient encore les marchandises taxées, son île des Cygnes comme un décor pour partie de campagne. L’émotion est du même ordre qu’à la relecture de Fargue, devant cette ville désormais perdue, où l’on peut distinguer, du haut des manèges de Luna Park, le tombeau du prince poldève cher à Queneau, où la grande image du Bébé Cadum illumine les façades, comme dans les aventures de Corsaire Sanglot chantées par Desnos la même année. On est là au cœur de la poésie, la plus naturellement juste. Prière de ne pas la laisser s’évaporer.

  1. André Sauvage, un cinéaste oublié. De La Traversée du Grépon à La Croisière jaune, 2008. Malheureusement, édité par L’Harmattan, il n’est pas sûr qu’il ait trouvé l’écho qu’il méritait.
Lucien Logette

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