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Sans Picasso

Article publié dans le n°1189 (01 mars 2018) de Quinzaines

Avec Picasso, la production éditoriale est foisonnante, quantitative et souvent très opportune. Mais sans Picasso, c’est la force du silence, les vestiges latents de cette époque prolixe remis à jour dans un temps immuable, celui des murs qui les portent en mémoire et que la nature anime ici, à Ménerbes.
Avec Picasso, la production éditoriale est foisonnante, quantitative et souvent très opportune. Mais sans Picasso, c’est la force du silence, les vestiges latents de cette époque prolixe remis à jour dans un temps immuable, celui des murs qui les portent en mémoire et que la nature anime ici, à Ménerbes.

Sans Picasso. Le titre est concis mais éloquent : il nous épargne une énième glorification pour nous dévoiler des faits autrement plus inédits et essentiels. La partie cachée de l’iceberg. C’est dans cette démarche que se situe Stéphan Lévy-Kuentz, par la sobriété de son écriture (des phrases nominales, brèves, constituées des seules informations jugées nécessaires) et surtout par la dignité du sujet.

La relation entre Pablo Picasso et Dora Maar (entre 1936 et 1943) est connue. L’emprise de Picasso sur cette dernière l’est moins. Cet ouvrage se penche sur les dessous de la relation : l’après-rupture, le moment où Picasso se défait de sa muse et lui offre, en contrepartie, une retraite à Ménerbes.

Trois auteurs interviennent dans cet ouvrage : Anne de Staël dresse un portrait touchant dans sa postface, quelques anecdotes à l’appui ; Jérôme de Staël restitue parfaitement l’atmosphère du lieu à travers ses photographies en noir et blanc ; et Stéphan Lévy-Kuentz rédige le texte principal, entre récit fragmentaire et poésie. 

Couvent

Le récit de Stéphan Lévy-Kuentz est factuel, mais en rien aride. Évoquant quelques événements marquants (la séance d’électrochocs à Saint-Anne, les relations avec l’historien d’art Douglas Cooper et Nicolas de Staël), quoiqu’il se focalise sur la maison de Ménerbes, il construit un portrait mental de Dora Maar. On pense parfois à L’Atelier d’Alberto Giacometti de Jean Genet, à la différence, non négligeable, qu’il ne s’y trouve ni œuvre ni artiste.

Faudrait-il plutôt dire que la maison de Dora Maar est l’œuvre véritable ? Et, par métonymie, c’est Dora Maar elle-même qui est l’œuvre…

Les photographies de Jérôme de Staël n’altèrent en rien le récit. Bien que récentes, elles portent encore la trace de l’exil de Dora Maar. Les fenêtres, les portes, les épaves d’une peinture invisible sont les témoins muets de cette existence qui n’intéressait plus, du moment qu’elle se faisait sans.

« En cadeau de rupture, Ménerbes, loin de tout, comme une assignation à résidence. […] Quitter la scène publique, prononcer ses vœux religieux et choisir l’austérité. » Dora Maar entre au couvent. Sans Picasso est le récit de cette retraite, de cet oubli. 

Toiles

À Ménerbes, la carrière artistique prend une nouvelle tournure. Celle qui excellait dans la photographie, désormais, peint. Picasso le lui avait conseillé.

« Pourquoi l’avoir détournée de son véritable talent ? »

Aussi, comment a-t-elle accepté de s’en détourner ? L’emprise du démiurge – « celui qu’elle hait pour son goût de l’humiliation » – était sans aucun doute trop forte, mortifère. « Comment partager le lit de l’ogre de l’art moderne sans se prendre dans ses toiles ? » Progressivement, Dora Maar succombe.

« Poursuivre le récit de la perte. » 

Peinture et tauromachie

Lorsque Dora Maar se blesse au cours d’un jeu qui consiste à planter un couteau entre ses doigts, Picasso lui demande de conserver les gants maculés de sang.

« Celui dont le regard brûle tout » percevait-il Dora Maar comme l’une de ses œuvres d’art ? Ménerbes revêt alors une dimension plus que symbolique, définitivement pérenne : « Dora assise, gardienne de son propre musée. »

« Les musées […] on y va comme au cimetière. » Le jugement de Jean Dubuffet convient aussi à Dora Maar. Les rares échanges postaux entre les membres de l’ancien couple semblent refléter cette idée : en réponse lapidaire à l’envoi par Picasso d’une chaise, elle lui retourne une lame de pelle rouillée… Toute la poésie du texte de Stéphan Lévy-Kuentz est dans la retenue, dans l’art d’évoquer un drame humain sans rien affirmer : que voir dans cette pelle rouillée ?

En 1945, Picasso déclarait dans un entretien : « Non, la peinture n’est pas faite pour décorer les appartements. C’est un instrument de guerre offensive et défensive contre l’ennemi. »

Il est des victimes collatérales.

Eddie Breuil

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