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Article publié dans le n°1182 (01 nov. 2017) de Quinzaines

Dans son nouvel essai mêlant humour et érudition, Charles Dantzig interroge toute une série d’attitudes qui définissent, avec drôlerie, sérieux ou impertinence, les gestes qui dessinent les contours d’une époque. Dans ce livre inattendu, lumineux et sensible, riche de mille réflexions diverses, l’essayiste revient sur ces gestes que tout le monde fait et que personne ne semble vraiment regarder.
Charles Dantzig
Traité des gestes
Dans son nouvel essai mêlant humour et érudition, Charles Dantzig interroge toute une série d’attitudes qui définissent, avec drôlerie, sérieux ou impertinence, les gestes qui dessinent les contours d’une époque. Dans ce livre inattendu, lumineux et sensible, riche de mille réflexions diverses, l’essayiste revient sur ces gestes que tout le monde fait et que personne ne semble vraiment regarder.

D’« À la surface du monde » au « Temps n’existe pas », Charles Dantzig explore, en 143 courts chapitres, autant de catégories différentes de gestes relatifs à des situations de vie (la contestation, la révolte), associés à des types humains (le fourbe, le cuistre, etc.), revêtus d’une symbolique forte mais dont la signification est souvent tombée en désuétude (geste du triomphe, geste du pouvoir, etc.). À l’instar de Cyrano égrenant, avec poésie et panache, les vingt exemples successifs permettant de décrire son nez proéminent, Charles Dantzig déroule sous les yeux du lecteur un nombre impressionnant de variantes montrant toute l’étendue et la diversité des gestes, même les plus anodins. Il le fait ainsi pénétrer dans des terres de symboles et de situations parfois oubliées, dans l’infiniment petit, dans ce qui est en apparence banal. Il ressuscite le symbolique, décrypte le métaphorique, décode le figuratif dans la perspective de redonner un sens plus profond à nos représentations en matière de gestuelle, voire de les reconfigurer afin que leur complexité nous apparaisse plus clairement. L’auteur se livre à la fois à un travail de bénédictin – tant son relevé est exhaustif –, d’orfèvre – tant ses analyses sonnent juste et emploient la précision comme arme de persuasion – et de passeur qui, en bon pédagogue, sait déconstruire avec finesse et pertinence. 

Un explorateur des grands ensembles

Pour ce faire, l’auteur, qui renoue avec son goût des listes, des classements, des jugements, s’appuie sur une observation assidue de ses contemporains, sur d’innombrables lectures et sur une érudition de cinéphile. Il en tire des enseignements sur ce que révéleraient nos gestes, nos attitudes, nos poses, même les plus quelconques. Organisé en un savant désordre, cet imposant Traité des gestes permet à tout type de lecteur d’y puiser des informations, d’y glaner des anecdotes humoristiques, d’étancher une soif de savoir en matière de « gestuologie », dont Charles Dantzig nous livre tous les rouages, ce qui fait de lui un fin connaisseur d’un domaine jusque-là réservé plutôt à des études spécialisées. Après un Dictionnaire égoïste de la littérature française (Grasset, 2005) et une Encyclopédie capricieuse du tout et du rien (Grasset, 2009), il montre une fois de plus qu’il est un explorateur des grands ensembles.

Dans son premier chapitre, Dantzig démontre que les mots ne sont pas aimables et qu’un écrivain est bien autre chose qu’un « amoureux des mots ». Les mots ont été inventés pour mentir, alors que les gestes, en nous échappant parfois, peuvent les contredire. Se plaçant ainsi dans la perspective d’une quête de vérité – dont l’enjeu est la mise à nu des strates obscures de l’âme humaine – qui transcenderait le lexical et le verbal, il en arrive à la conclusion que « le lien universel entre toutes les créatures du monde est le geste ». Or le lien qui unit l’ensemble des types différents de gestes (bien qu’il soit malaisé d’établir une véritable typologie) est d’être, pour ainsi dire, « dantzigien », c’est-à-dire considérable, stupéfiant, enivrant et pléthorique. Même si l’ouvrage est davantage conçu comme une flânerie ludo-culturelle au pays des gestes tous azimuts, il est possible de dégager certaines thématiques destinées à frapper l’esprit du lecteur, à piquer une curiosité déjà chatouillée à la simple consultation d’un sommaire déconcertant de diversité.

Les gestes liés au visage et à la tête, assez traditionnels, suscitent une sympathie due à l’humour déployé, et dans la mesure où ils sont souvent l’extériorisation des instincts corporels. Les gestes des mains, quant à eux, sont l’occasion d’une plongée dans l’univers du cinéma, dont l’auteur connaît bien des méandres, souvent insoupçonnés : ils invitent le lecteur à (re)découvrir ce cinéma d’antan dont les codes gestuels étaient très riches de sens. Plus loufoque, et de manière assumée, le « geste du pénis » – l’érection étant l’« enfantin geste glouton du pénis » ! Dans la même veine, on lira avec délectation les « gestes des gros cons » : les gros cons aiment les gestes avantageux, d’où l’utilisation fréquente du cigare ! Contrairement à cela, les « gestes avec la cigarette » sont dépositaires de sensualité et d’érotisme, voire de vanité, comme en témoigne l’exemple d’Oscar Wilde. En outre, les gestes de pouvoir, de tyrannie, ainsi que ceux de contestation, de révolte, forment des combinaisons porteuses, car elles nous renseignent sur les mécanismes de fonctionnement de l’homme de pouvoir dans ce qu’ils peuvent avoir de plus glacial. Les gestes de contestation, quant à eux, renvoient Charles Dantzig à l’image d’un père qu’il a trop peu connu. Le désemparé, quant à lui, exprime par son geste de révolte un jaillissement irrépressible : « Le monde est un masque tragique, à ces instants-là. »

L’auteur consacre également de belles pages aux gestes de différentes professions ou activités de loisir, comme les clowns, les chanteurs, les chefs d’orchestre, les écrivains, les lecteurs – s’attachant ainsi au geste bouffon, artiste, domestique. S’agissant des écrivains, l’on notera que le geste d’écrire sur du papier et à la plume qui griffe et parfois gicle s’apparente à une certaine rage, l’ordinateur étant plus « fluide ». Le geste de l’index, qui caractérise le lecteur, semble être salutaire, tant son enjeu – nous maintenir dans le monde de l’imagination – est important. À ces catégories s’en ajoutent d’autres, comme celle des sourires : ce sont des gestes inspirant à Charles Dantzig de copieuses et jolies réflexions, et qui l’amènent à déplorer l’expression « beau à pleurer », qu’il trouve inepte. Il lui préférerait « beau à sourire » et même « beau à rire », ce qui ouvre de nouvelles perspectives à la gestuelle et à sa transposition métaphorique. Le dernier chapitre, quant à lui, « Le Temps n’existe pas », est l’occasion d’une analyse sur le Temps : « Des malheurs commencent, des bonheurs commencent, des bonheurs finissent, des malheurs finissent, roue, roue, il n’y a pas de Temps, il n’y a que des gens. Dans le jardinage à la française de la vie par le Temps, les gestes font des crocs-en-jambe, des pieds de nez, tirent la langue. Venez, enfants moqueurs ! Les gestes contredisent le Temps. »

Franck Colotte

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