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Une épopée de l’insoumission

L’impression, très indistincte, que nous conservons de Percy Bysshe Shelley est celle d’un des poètes les plus importants du romantisme anglais au tout début du XIXe siècle, qui se démarque du romantisme allemand de Hölderlin et de Novalis, de Schiller et de Goethe, du romantisme français de Chateaubriand et de Vigny, de Lamartine et de Hugo. En Italie, Ugo Foscolo et un peu plus tard, tout autrement, Leopardi appartiendraient à cette génération qui allait redonner au Poète sa majuscule, après le siècle philosophique des Lumières.
Percy Bysshe Shelley
La révolte de l'islam
L’impression, très indistincte, que nous conservons de Percy Bysshe Shelley est celle d’un des poètes les plus importants du romantisme anglais au tout début du XIXe siècle, qui se démarque du romantisme allemand de Hölderlin et de Novalis, de Schiller et de Goethe, du romantisme français de Chateaubriand et de Vigny, de Lamartine et de Hugo. En Italie, Ugo Foscolo et un peu plus tard, tout autrement, Leopardi appartiendraient à cette génération qui allait redonner au Poète sa majuscule, après le siècle philosophique des Lumières.

Shelley, né en 1792, est mort prématurément en 1822, à l’âge de trente ans, au cours d’un naufrage entre Livourne et Lerici, dans le golfe de la Spezia, en Italie. Son nom est en général associé à John Keats, à Samuel Coleridge et à Lord Byron, ou à Mary Shelley, sa femme, auteur du célèbre roman fantastique Frankenstein ou le Prométhée moderne. L’image qui vient à l’esprit est celle encore d’un jeune homme sensible, trop sensible, comme dans le portrait de Joseph Severn qui le représenta romantiquement en 1845 dans les ruines des bains de Caracalla à Rome. Assis, un livre sur les genoux, une plume à la main, le regard pensif, interrogateur, il ne porte pas son chapeau (un chapeau de paille qu’on discerne à sa gauche près d’un bouquet de fleurs) comme Goethe, plus viril, que Tischbein représenta en 1787 assis au milieu des ruines de la campagne romaine dans une grande toge blanche.

Cette image, bien que séduisante, dissimule une nature plus sauvage. Si on réalisait un film sur Shelley, comme Jane Campion l’a fait récemment dans Bright Star en retraçant les dernières années de John Keats, nous verrions combien sa vie a été « dangereuse », souligne Judith Brouste dans la préface à La Révolte de l’Islam, ce long poème en douze chant qu’il publia en 1818 et que la nouvelle traduction de Jean Pavans permet de redécouvrir (une version de Félix Fabre datant de la fin du XIXe siècle existait auparavant dans les Œuvres complètes de Shelley republiées en 2007 par les éditions du Sandre). Il faut aussi rappeler les traductions de Robert Davreu chez Corti (Ode au vent d’Ouest, Adonaïs et autres poèmes, 1998 ; Les Cenci, 2000) et l’édition de Robert Ellrodt à l’Imprimerie Nationale comprenant le drame lyrique Prométhée délivré, Epipsychidion ou Le Triomphe de la vie (Poèmes, 2006). Mais ces « anthologies » ne pouvaient inclure La Révolte de l’Islam tant sa dimension paraît hors norme et, pour publier un tel livre, sans doute le plus ambitieux de Shelley, une édition à part était nécessaire. 

Il est évident que le titre interpelle dans le contexte historique qui est le nôtre. Quand Shelley, dans une seule allusion (chant X, strophe XXXIV), mentionne le mot « Islam », un trouble peut s’emparer du lecteur. Il est question de l’imposture d’un « prêtre ibère », en référence vraisemblablement à la cruauté fanatique de l’Inquisition chrétienne et espagnole, qui commet des crimes sous couvert de l’Islam pour écraser ses ennemis.  

« En Europe, il n’osait pas tuer par le fer
Ou par le feu les mécréants, les agonies
Lentes de la torture légale défiant
Son ardent désir ; donc il s’allia avec ceux
Qui méprisaient le sacrifice et l’expiation,
Et l’Islam, croyance apparentée et pourtant
Détestée, put alors écraser à sa place
Ses plus mortels ennemis… » 

Néanmoins, même si l’éditeur n’a pu s’empêcher de jouer malgré tout ou malgré lui sur l’effet accrocheur, on ne doit pas se laisser abuser par les étranges résonances « prophétiques » que suscite aujourd’hui un titre comme La Révolte de l’Islam. Shelley, suivant le modèle de Dante qui n’hésitait pas à damner des papes ou Mahomet (Enfer, XXVIII), dénonce plus largement les abus de tout pouvoir religieux et, en 1818, du pouvoir chrétien. Dès 1811 (il avait dix-neuf ans), son pamphlet, La Nécessité de l’athéisme, lui vaudra l’expulsion de l’université d’Oxford. De plus, le titre en cache un autre, puisque la version primitive en 1817 s’appelait Laon et Cythna ou la Révolution dans la Cité d’Or : le nom des deux amants qui s’aiment d’un amour absolu, voire incestueux (ils pourraient être frère et sœur), et qui luttent pour renverser la tyrannie qu’exerce Othman en régnant sur le peuple de la Cité d’Or avec l’aide du prêtre ibère. L’allusion à l’Islam s’éclaire cette fois différemment (Islam signifiant « se remettre » ou « se soumettre à Dieu »), car la révolte que Laon et Cythna appellent de leurs vœux est une révolte contre la soumission, pour l’insoumission ; et Shelley, en élaborant son poème, entendait encore le bruit des armes de 1789, tout comme il rejetait les premières injustices sociales de la révolution industrielle (l’Enquête sur la justice politique, l’essai anarchiste de William Godwin, le père de Mary Shelley, a, par exemple, contribué à sa formation). 

Cette épopée de l’insoumission nous embarque toutefois dans une fantasmagorie gothique qui parfois déconcerte. L’influence de Mary Shelley, qui écrivait Frankenstein en même temps que Shelley composait son poème, semble perceptible. On se demande également par moments si Laon et Cythna (elle chevauche un destrier noir qui vole dans les airs) ne sont pas deux « super héros » ou si nous ne sommes pas en train de lire le scénario d’une future production hollywoodienne (Star Wars, Avatar…). Le Poète ici n’a pas perdu son auréole ni vécu de « crise de vers », et la prose de Lautréamont est plus chirurgicale. Est-ce en raison de l’élasticité de la langue anglaise, de la rigidité de la langue française ? On n’arrive plus à suivre les péripéties, les retournements de situation que traversent Laon et Cythna pour échapper aux pièges que leur tendent Othman ou le prêtre ibère et qui finiront par se refermer sur eux (ils sont condamnés à périr dans les flammes d’un bûcher). Au chant I, nous assistons à un combat entre deux Titans, un Aigle qui symbolise le Mal et un Serpent, le Bien, Shelley inversant de nouveau la portée négative que la Bible, dans la Genèse, attribue au serpent. De même, Laon et Cythna symboliseraient, eux, un couple édénique qui tenterait de racheter les fautes de l’humanité. 

La force poétique de La Révolte de l’Islam éclaterait véritablement dans les quinze strophes de la dédicace à Mary Shelley et dans les derniers chants (X, XI, XII). Là, quelque chose se resserre, atteint le sublime, entrapercevrait les sphères célestes que Dante a chantées dans La Divine Comédie. « She turned to me and smiled-that smile was Paradise ! » Fin du chant IX. La version française ne parvient par à produire cet étirement phonique : « Alors elle tourna vers moi un sourire de Paradis. » Au chant XII, lorsque les deux amants meurent enlacés l’un à l’autre, le poème quitte l’enfer de la Cité d’Or, bascule dans ce sourire paradisiaque que Cythna avait adressé à Laon. On les devine s’éloigner en voguant sur une barque qui les emporte loin des cauchemars de l’histoire. Un homme alors se lève dans la foule (un homme des foules, un ouvrier de ces grandes cités qui commencent à envahir le monde au début du XIXe siècle) pour rendre hommage au Poète, à la défaite de Laon et de Cythna : 

« Alors il ne reste à l’homme que la sagesse
D’un violent désespoir, quand des êtres pareils
Périssent, et qu’il continue
De vivre en s’attardant sur terre »
(strophe XXVIII) 

Ensuite, l’homme se plante un poignard dans le cœur, tandis que la barque poursuit sa navigation sur des eaux dont la vertu est celle du Léthé, de l’oubli. « Au quatrième / Jour, les flots se déchaînèrent comme une mer / Sous la tempête, emportant de plus en plus vite / La barque de l’Esprit ailé / Vers son débarcadère ultime » (strophe XXXVIII). 

Shelley ne savait pas qu’il mourrait noyé cinq ans plus tard, en juillet 1822, en faisant naufrage au large de Lerici à bord d’une barque qu’on avait baptisée Ariel. Émus par ce souvenir, certains décidèrent d’appeler la baie « Golfo dei Poeti ». De nos jours, on est en droit de penser que les très nombreux vacanciers ne viennent pas à Lerici en pèlerinage. Pour d’autres, plus rares, le cœur insoumis de Shelley continue de battre, de brûler…

Jean-Pierre Ferrini

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