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14 en 15 chapitres

Article publié dans le n°1069 (01 oct. 2012) de Quinzaines

a14 prend fin après « l’affaire spécialement meurtrière du Chemin des Dames », tandis que les soldats remontent au front sans l’enthousiasme patriotique qui les animait quatre ans plus tôt. Entretemps, pour Anthime, Charles et leurs compagnons, pour Blanche aussi, bien des choses se sont passées.
a14 prend fin après « l’affaire spécialement meurtrière du Chemin des Dames », tandis que les soldats remontent au front sans l’enthousiasme patriotique qui les animait quatre ans plus tôt. Entretemps, pour Anthime, Charles et leurs compagnons, pour Blanche aussi, bien des choses se sont passées.

De la guerre de 14 dont il est question dans le nouveau roman de Jean Echenoz, on sait tout. On a pu lire chez les témoins comme Genevoix, Barbusse ou Remarque ce qu’a été cette expérience, on l’a retrouvée dans des films, documentaires ou de fiction et, comme l’écrit le narrateur pour résumer les offensives de printemps, « on connaît la suite ». Bref, et l’adverbe convient ici, Echenoz ne raconte pas la guerre de 14 ; il la traverse, jouant sur les ellipses et sur d’autres effets d’accélération : il en dit l’essentiel et réduit en 128 pages et 15 chapitres ce qui ferait la matière de plusieurs volumes ou d’une épopée immense.

De l’épopée, 14 a les ingrédients : cinq jeunes hommes quittent la région nantaise pour l’est de la France. Deux d’entre eux, Charles et Anthime, laissent derrière eux la même jeune femme qu’ils aiment. Charles est le promis. Anthime aime Blanche en secret. Nous tairons une partie de l’intrigue, même si le narrateur ne cherche guère à surprendre. Le coup de théâtre n’est pas son fort et il traite de certains faits avec la désinvolture qui sied. On rencontre aussi Padioleau, garçon boucher, Bossis, équarisseur, et Arcenel, bourrelier. Tous défilent dans Nantes, Charles en tête et se distinguant. Il est souvent à la pointe, soit de la technique, comme passionné de photo, soit socialement, puisqu’il n’appartient pas à la même classe que ses compagnons ouvriers. Et il le marque lorsqu’on lui attribue un uniforme mal ajusté. Assez vite, tandis que les autres porteront le lourd barda, il deviendra observateur à bord d’un biplan Farman et verra tout de haut.

Cette vision de haut n’est pas anodine. C’est l’un des angles que choisit le narrateur, montrant ce conflit à différents niveaux et usant de diverses focales. Chez Echenoz, on est souvent en mouvement, soit que le thème l’impose, comme dans Nous trois ou Un an, soit que le narrateur le crée pour mieux cerner son objet. La Première Guerre mondiale peut se raconter en longs plans fixes pour l’enfouissement dans les tranchées, avec travellings sur les champs de bataille pour montrer les flux et reflux des assaillants. Ces plans fixes existent : lorsque les soldats creusent et aménagent ces boyaux qu’ils quitteront peu. Des mots de plusieurs syllabes traduisent la lente et méticuleuse construction : « Oui, Anthime s’est plutôt fait aux travaux quotidiens de nettoyage, de terrassement, de chargement et de transports de matériaux, aux séjours en tranchée, aux relèves nocturnes et aux jours de repos. »

Chez d’autres écrivains, on resterait au ras du terrain. Mais, paradoxalement, cette guerre porte aussi le mouvement et la vision en surplomb. Le vol éphémère de Charles rappelle ce qui adviendra près de vingt ans plus tard, quand l’aviation prendra le pouvoir. Ce qui vaut pour le point de vue vaut donc aussi pour les focales. Les gros plans abondent, mettant en relief la pourriture, la saleté, la présence parasite des animaux, les blessures et les destructions. Tout s’anime. Les bêtes racontent les phases de la guerre autant que les combattants, dans quelques pages à la fois drôles et pathétiques, montrant les territoriaux tentant de « regrouper les moutons partis vagabonder sur des restants de routes, les porcs à la dérive, les canards, poules, poulets et coqs en voie de marginalisation, les lapins sans domicile fixe ». Plus tard, on retrouvera « les pigeons promus au rang de messagers » et le pou qui donne lieu à une mini-fable : « Principal et proliférant, de ce pou et de ses milliards de frères on serait bientôt entièrement recouverts. »

Certaines descriptions, plus violentes, ressemblent aux visions d’écorchés de l’anatomiste Honoré Fragonard, sans la froideur scientifique qui nous permet de regarder avec distance. Dès le premier assaut, mené dans une sorte d’innocence à l’automne, la violence extrême de cette guerre apparaît. Un orchestre menait la troupe ; il est soudain décimé. L’évocation précise d’une attaque aux gaz, a des accents céliniens. Mais peut-on encore écrire la guerre comme l’auteur de Casse-pipe ? : « Tout cela ayant été décrit mille fois, peut-être n’est-il pas la peine de s’attarder sur cet opéra sordide et puant. Peut-être n’est-il d’ailleurs pas bien utile non plus, ni très pertinent, de comparer la guerre à un opéra, d’autant moins quand on n’aime pas tellement l’opéra, même si comme c’est grandiose, emphatique, excessif, plein de longueurs pénibles, comme lui cela fait beaucoup de bruit et souvent, à la longue, c’est assez ennuyeux. »

14 porte en lui le récit de guerre et la critique d’un genre, le roman de guerre. On songe davantage au film de guerre et à des « opéras » comme Apocalypse Now que semble viser le romancier. Echenoz est plus proche du documentaire, livrant presque avec ce roman une biographie des années 14-17, comme Des éclairs racontaient Tesla, et Courir Zátopek. Les divers temps du conflit, le rôle dévolu à l’alcool, la place prise par les animaux ou certaines innovations techniques comme les gaz de combat « scandent » le roman comme certaines inventions du physicien rival d’Edison donnaient son rythme à Des éclairs.

Mais laissons la guerre de côté, ne donnons pas à penser que 14 est un roman « sur » la guerre. C’est aussi l’histoire d’une époque dont les signes constellent les pages. Le goût de la décoration de Louise, la façon dont elle organise sa vie sans les hommes puis avec Anthime, revenu du front, les mésaventures d’Anthime, mutilé, se débrouillant avec les moyens du bord, tout pourrait rappeler des images de films burlesques, tout dit un temps qui bascule. Le fait est déjà sensible au début du roman, quand le glas qui annonce la mobilisation générale dans la campagne vendéenne est « alternance régulière d’un carré noir et d’un carré blanc » comme le « clapet automatique de certains appareils à l’usine », dans laquelle travaille Anthime. L’image-mouvement prime sur le son ancestral. Plus tard, la guerre sera affaire de brodequins, plus ou moins bien finis, enrichissant certains industriels pendant que les jeunes recrues qui les portent souffrent du manque de robustesse et d’étanchéité. Ainsi commence l’après-guerre, différenciant les vainqueurs des vaincus.

Jean Echenoz n’écrit jamais deux fois le même roman. Chacun rompt avec le précédent, même si on reconnaît un style, on retrouve des procédés (son goût pour l’énumération, génératrice presque infinie de poésie). Ce court roman – aux échos de Jules et Jim, la guerre en plein plutôt qu’en creux – est un nouveau condensé de son art. On croit le saisir à la première lecture ; il cache ses secrets dans les replis de la phrase. Et il est d’une émouvante simplicité. 

Norbert Czarny