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À la recherche du sens perdu

Article publié dans le n°1110 (01 août 2014) de Quinzaines

Autrefois, les étudiants qui déambulaient dans le Quartier latin s’exprimaient dans la langue de Cicéron. Que reste-t-il de cette ancienne culture européenne ? Heureusement, certains écrivains continuent à faire un travail d’archéologue afin de permettre aux piétons et aux lecteurs de comprendre les racines du monde contemporain, que ce soit au plan géographique ou au plan littéraire.
Laurence Gauthier
Jacqueline Zorlu
Paris en latin (Parigramme)
Dominique Noguez
La véritable origine des plus beaux aphorismes (Payot)
Autrefois, les étudiants qui déambulaient dans le Quartier latin s’exprimaient dans la langue de Cicéron. Que reste-t-il de cette ancienne culture européenne ? Heureusement, certains écrivains continuent à faire un travail d’archéologue afin de permettre aux piétons et aux lecteurs de comprendre les racines du monde contemporain, que ce soit au plan géographique ou au plan littéraire.

Il pourra paraître surprenant que le même article rende compte des deux présents ouvrages. D’un côté, on a affaire à un guide historique et architectural qui, même s’il est riche en anecdotes et en érudition, porte sur des inscriptions – des épitaphes, des injonctions religieuses et politiques, des memento mori – qui n’ont pas toujours un grand intérêt littéraire. De l’autre, on est devant un livre qui examine en profondeur l’histoire des expressions poétiques ou humoristiques en y ajoutant sa propre touche d’ironie.

Mais le guide écrit par Laurence Gauthier et Jacqueline Zorlu, non content d’enrichir la vie du promeneur parisien, est en outre le fruit, comme le livre de Noguez, d’un véritable travail archéologique : il déterre le sens perdu de phrases qui n’étaient plus à la portée du lecteur moyen. L’expérience de la promenade ne ressemble-t-elle pas à celle de la lecture ? Dans un monde de plus en plus coupé de ses racines, il faut saluer les œuvres d’historiens linguistes, quel que soit leur champ d’étude. De plus, l'ouvrage de Gauthier et Zorlu n'est pas complètement dépourvu de surprise, à commencer par la citation de Flaubert qui l'ouvre : « LATIN : Langue naturelle de l'homme. / Gâte l'écriture. / Est seulement utile pour lire les inscriptions des fontaines publiques. / Se méfier des citations en latin, elles cachent toujours quelque chose de leste. »

Cette définition pourrait servir d’introduction à La Véritable Origine des plus beaux aphorismes : il y a effectivement nombre d’expressions lestes dans ce livre subtil et drôle, même si le latin ne concerne qu’une quinzaine des quatre-vingts aphorismes retenus par l’auteur. En parcourant la géographie dense et labyrinthique de ce manuel, on se rend compte qu’à ses qualités de latiniste confirmé Dominique Noguez ajoute celles d’helléniste, de germaniste, de mélomane et, apparemment, de botaniste !

Noguez invite son public à le suivre dans son exploration des nombreuses pistes – souvent fausses – qu’il emprunte afin de trouver la « véritable » origine des aphorismes, qu’il caractérise comme « des vues sur le monde en forme de définition ou d’observation brève tournant au mot d’esprit », mais dont il élargit le champ pour inclure des expressions toutes faites et des répliques de théâtre qui ont à peu près la même fonction.

Cela l’amène parfois dans certains méandres assez loufoques de l’histoire littéraire. Soit, par exemple, le cas de l’aphorisme suivant : « L’humour est la politesse du désespoir », qu’il a toujours attribué à Chris Marker, sans avoir pu en trouver la preuve. Un ami lui demande de vérifier, il entame alors une lecture infructueuse de Giraudoux par lui-même et de certains des Commentaires de Marker. Dans un autre livre de citations, datant de l’an 2000, l’aphorisme est attribué à Georges Duhamel, qui l’aurait inventé dans Défense des lettres, sorti en 1932. Noguez court l’acheter et découvre qu’il est épuisé. Introuvable également dans les bibliothèques parisiennes. Quant à la Nationale, aucun exem- plaire papier n’y subsiste plus, ce qui oblige Noguez à monter dans la salle des microfiches où, entre les pages 262 et 264, il tombe sur un passage qui s’ouvre sur la phrase: « Je n’imagine pas une grande œuvre romanesque sans humour » et où l’auteur ajoute : « il y a, dans l’humour véritable, une pudeur, une réserve, une contention que n’observe pas le franc comique ». Bref, Duhamel a beau fournir une définition de l’humour, elle n’a pas la concision et le brillant de celle de Marker.

Que faire ? Noguez écrit une lettre à l’auteur du livre de citations, qui avoue avoir emboîté le pas à deux autres auteurs, dont un professeur à l’université d’Avignon. Noguez en parle autour de lui. Lors d’un déjeuner au Procope avec les membres du jury du Grand Prix de l’humour noir, l’un de ses confrères, le poète Jean L’Anselme, lui en indique la véritable source: un numéro spécial de La Nef, revue dirigée par Lucie Faure, paru aux alentours de 1950. L’Anselme lui envoie une photocopie pour preuve. Toujours sceptique, Noguez rédige une lettre à Marker, qui répond que l’aphorisme est bien de lui, même s’il avait oublié le nom de la revue en question. Marker s’émerveille du destin de cette phrase, inventée pour répondre à une enquête, et qu’il avait vue par la suite attribuée à Boris Vian, Paul Valéry et Winston Churchill !

C’est dire à quel point La Véritable Origine des plus beaux aphorismes ressemble à un polar. Les recherches de Noguez sont passionnantes, même s’il n’y a pas de cadavre. Quoique... toutes ces phrases orphelines, ou d’une paternité douteuse, ou dont la signification initiale a été détournée au prix parfois de contresens, ne sont-elles pas comme des morts vivants, des épaves flottant à la surface des textes, qui attendent d’être sauvées, ressuscitées, comme la langue latine ?

Dominique Noguez leur apporte le salut. En effet, son premier aphorisme vient de l’Évangile selon saint Matthieu : « À chaque jour suffit sa peine. » Selon Noguez, cette phrase, laïcisée, a pris un sens différent : « À l’exploitation effrénée du travailleur, elle oppose l’idée d’une durée maximale du travail fixée par la loi » ; et traduit donc une conception « raisonnée et planifiée de l’effort ». Or, dans le Sermon sur la montagne, les préoccupations de Jésus sont d’ordre spirituel. Il prêchait à ses disciples « l’insouci des choses matérielles et du lendemain ».

Le livre de Noguez abonde en aphorismes qui ont subi un glissement sémantique au fil du temps. Il cite l’alexandrin de Destouches : « Chassez le naturel, il revient au galop », adaptation en français d’un vers de Horace : « Naturam expelles furca, tamen usque recurret ». Selon Noguez, dans la pièce de Destouches, Le Glorieux, où la phrase fait partie d’un échange entre deux personnages, la traduction du latin « natura » par « naturel » donne une tournure psychologique au sens « cosmique » de l’original : « nature n’est plus le foisonnement végétal de la campagne mais la spontanéité d’un tempérament ».

L’un des cas les plus frappants concerne une célèbre citation de Mme de Staël (De l’Allemagne) : « La gloire est le deuil éclatant du bonheur ». Noguez situe la phrase dans son contexte, « qui n’a que très peu à voir avec l’idée générale – et omnisexe – que la tradition a tirée de son propos ». De fait, Mme de Staël se prononçait pour l’exclusion des femmes de la vie politique, de peur que la « gloire » qu’elles pourraient y trouver ne les privât du bonheur de la vie domestique, leur véritable vocation. Ainsi, comme le dit le poète anglais Thomas Gray, parfois « l’ignorance est la béatitude ». Heureusement, ce n’est pas la devise de Dominique Noguez.

Steven Sampson

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