Anticipation et Science-Fiction. DeLillo code

Article publié dans le n°1066 (01 août 2012) de Quinzaines

Au commencement, DeLillo créa le code. Il n’est pas génétique, comme celui du "Da Vinci Code", mais il partage avec ce dernier la syntaxe mystérieuse et divine qui ordonne l’univers. Son lexique mathématique et transparent le rend accessible à tout le monde. Les mathématiques sont un langage universel, traduit partout de la même façon. Même les enfants y ont accès.
Au commencement, DeLillo créa le code. Il n’est pas génétique, comme celui du "Da Vinci Code", mais il partage avec ce dernier la syntaxe mystérieuse et divine qui ordonne l’univers. Son lexique mathématique et transparent le rend accessible à tout le monde. Les mathématiques sont un langage universel, traduit partout de la même façon. Même les enfants y ont accès.

Du coup, dans le roman L’Étoile de Ratner, c’est un garçon à peine sorti de l’enfance, Billy Twillig, âgé de 14 ans, qui sera convoqué à Expérimentation Numéro Un, un énorme centre scientifique ultra-secret en pleine brousse, pour décrypter la nouvelle manifestation du DeLillo code. Ce mathématicien surdoué, lauréat du prix Nobel de mathématiques, a gagné ses titres de noblesse pour son travail sur les « zorgs », des chiffres infiniment petits.

Est-ce un hasard si Billy vient de traverser la frontière de la puberté ? Pas vraiment. Il sera horrifié lorsqu’il verra ses découvertes utilisées pour explorer des « moholes », des sortes de trous noirs dans l’espace. Lui aurait préféré qu’elles restent purement abstraites et inutiles. N’est-il pas comme l’enfant qui rêve d’un amour idéal mais qui, à l’âge de l’adolescence, doit affronter la réalité de la corporéité humaine, cette chair criblée de « trous noirs » ?

Ce n’est pas un hasard non plus si l’étoile qui émet les signaux transgalactiques interprétés par Billy porte le nom Rat-ner. Les rats sont partout ! Dans l’univers de DeLillo, leur réseau souterrain et invisible se manifeste à travers le langage, ce qui leur permet d’étendre leur circuit jusqu’aux étoiles. Ce sont des êtres furtifs qui ne laissent que rarement deviner leur existence, peut-être par souci de protéger leur code génétique, si puissant qu’il assurera la survie de l’espèce bien après la disparition de l’homme.

À l’instar de la plupart des romans d’anticipation, L’Étoile de Ratner se déguise en livre de voyage. Il commence alors avec l’embarquement de son héros dans un avion. Le narrateur nous informe que c’était un Sony 747, « étiqueté comme tel », déclaration qui remet en cause la véracité de cette information. De fait, la nomenclature pose toujours problème chez DeLillo, auteur d’un roman qui s’appelle Les Noms. Le nom d’un objet lui convient-il vraiment ? L’Étoile de Ratner, par exemple, reflète le patronyme d’un Terrien, tandis que celui-ci porte le nom d’une espèce qui n’est pas la sienne ! Les rats sont-ils les maîtres de l’univers ?

Les étiquettes ne sont jamais neutres, elles s’inscrivent dans un système métaphysique. Être écrivain, c’est naviguer entre Charybde et Scylla, entre le besoin de désigner les choses et le danger de les désacraliser. Si on cherche à rivaliser avec The Good Book, la bible – le but des romanciers américains les plus ambitieux –, comment évite-t-on le blasphème ? Il faut employer le langage avec des pinceaux, de façon minimaliste et parcimonieuse, en substituant, dès que possible, d’autres vecteurs de communication, comme les chiffres. De ce point de vue, les sociétés primitives sont bien plus avancées que la nôtre. Elles reconnaissent d’instinct la présence du sacré et s’efforcent d’éviter l’emploi de vulgaires désignations humaines pour des concepts et des entités surnaturelles tels que des « divinités », des « êtres infernaux » et des « animaux et plantes totémiques ».

Ces civilisations-là ont recours aux « doubles substituts » et aux « mots de code ». Pratique respectée par Don DeLillo, adepte exemplaire du primitivisme, qui ne fait que chiffrer. Dommage que l’anglais, à la différence de l’hébreu, n’ait pas assigné des valeurs numériques aux lettres de son alphabet ! Cela empêche le lecteur d’utiliser la Gematria lorsqu’on analyse des textes américains. Et pourtant, DeLillo nous y invite…

Quand Billy Twillig embarque alors dans le Sony 747, il pénètre dans un dédale mathématique. Deux observations s’imposent : cet univers est à la fois binaire et marqué par le jumelage, à l’instar de l’Étoile de Ratner, une naine binaire. Déjà, le nom Twillig, qui résonne comme Zwilling, jumeau ou Gémeau en allemand. Ou fusil à deux canons. L’allemand est l’une des langues sous-jacentes qui irriguent cette œuvre, comme si DeLillo essayait de s’exprimer subrepticement dans l’idiome de Gœthe – ou devrions-nous dire plutôt Hitler ? – malgré son emploi d’un lexique américain. On pense au héros de Bruit de fond, professeur d’« études hitlériennes » qui essaie désespérément d’apprendre la langue du Führer. L’allemand a deux avantages par rapport à l’anglais : d’abord sa connotation violente, ce qui l’identifie à la mort, source de toute connaissance mystique ; et, ensuite, le fait qu’il soit plus proche de la langue matricielle de la famille linguistique germanique. La langue du SS serait-elle une Ursprache ?

Billy est né William Terwilliger junior, la réplique de son père. Leur patronyme est une concentration de dédoublement, avec la double occurrence du pronom personnel er, « il » en allemand, un pour chaque mâle. Billy les supprimera plus tard, tout en gardant les deux « l » comme DeLillo.

Tel fils, tel père. Le géniteur de Billy est aussi explorateur des trous, en tant que responsable du troisième rail pour le métro new-yorkais. D’où vient l’alimentation en courant continu de ce rail ? On songe au saint des saints dans le Temple de Jérusalem, pièce dans laquelle régnait la présence de Dieu. À part le grand prêtre, personne ne pouvait y entrer de peur d’être frappé par la Mort. Il en va de même pour le troisième rail. M. Terwilliger senior serait-il le grand prêtre des enfers, seigneur de la Trinité électrique ? Ou est-ce que ce labyrinthe des tunnels appartient aux rats, les patrons du Rathaus ?

Tel passager, tel avion. L’étiquette que porte l’appareil, Sony 747, contient trois chiffres, dont le premier et le dernier représentent le jumelage d’un nombre premier. Le chiffre 47 reparaîtra dans un autre livre de voyage, celui-ci en voiture, parce que l’intrigue de Cosmopolis consiste en la traversée de l’île de Manhattan via la 47e Rue, dans une limousine stretch. Pendant le trajet, le passager assistera à une émeute sociale où des manifestants brandissent des rats. La métaphysique de DeLillo traverse toute son œuvre. Chaque livre est alimenté par son réseau sémantique, animé par le DeLillo code.

Quand Billy s’assoit et commence à regarder la cabine, il discerne des relations mathématiques : « À côté de lui, suivant la répartition cinq-deux-trois-deux-cinq des sièges, était assis un homme plongé dans la lecture d’une revue de navigation de plaisance, et à côté de lui se trouvaient une, deux, trois petites filles. » Le mot « Gématria » vient du terme grec qui désigne la « géométrie ». Billy appréhende le monde de façon géométrique.

Néanmoins, ce ne seront pas ses talents de mathématicien qui l’aideront à résoudre l’énigme du code de l’Étoile de Ratner, mais plutôt une petite clé en plastique qu’il trouvera dans un emballage en acétate moulé qui fait partie d’un prospectus promotionnel. Elle apparaît posée sur la phrase « VOTRE CLÉ POUR L’AVENTURE EN ÉLOCUTION ». Elle renvoie à Alice’s Adventures in Wonderland et à son héroïne, qui a la moitié de l’âge de Billy lorsqu’elle trouve une petite clé d’or sur une table en verre massif. La clé d’Alice ouvre une porte qui donne sur un petit couloir « guère plus grand qu’un trou à rat ». Les rats, les trous et les clés, tout est déjà là en 1865 !

Comme quoi, plus on fonce vers l’avenir, plus on retourne dans le passé. Le temps est réflexif, comme le démontre le titre de la deuxième grande partie de L’Étoile de Ratner : « Réflexions : Projet Logicon moins un ». Pourquoi « moins un » ? Parce que chaque pas en avant s’accompagne d’un autre en sens inverse. Para­doxalement, le code ratnérien n’est pas mathématique ; c’est en réalité une représentation du temps, notée selon le système sexagésimal inventé par les Sumériens au IIIe millénaire av. J.-C. et qui coïncide avec notre système de détermination de l’heure.

En va-t-il de même pour le roman dit d’« anticipation » ? Dans les mains de DeLillo, il semble décrire le passé autant que l’avenir. La seule chose qu’il « anticipe », c’est le décalage linguistique, celui qui remonte à la nuit des temps et qui sépare le nom et la chose. Est-ce là le message caché du code : qu’il y a un code ?

Le déchiffrage de DeLillo soulève finalement la question de la justesse de cette étiquette. Et si on lui substituait celle de « roman de décalage »… 

Steven Sampson