Anticipation et Science-Fiction. Les Urubus

Poussière, c’est ce qui d’abord frappe l’œil. Partout répandue, elle souligne les hauts rectangles allongés des vitres, où se lisent encore, à l’envers, diverses inscriptions disposées en arc de...

Poussière, c’est ce qui d’abord frappe l’œil. Partout répandue, elle souligne les hauts rectangles allongés des vitres, où se lisent encore, à l’envers, diverses inscriptions disposées en arc de cercle, la plupart effacées à demi. Sur le comptoir la même couche s’est incrustée, car d’anciennes traces huileuses ou sucrées la fixent en ronds approximatifs, comme autant de tampons d’ouate grège, ou comme ces moisissures épaissies en barbes qu’on trouve au fond des boîtes de Pétri.

À l’extrémité du comptoir, posé près d’un quart de camping en fer-blanc cabossé, un seau en plastique rose est plein d’eau. Sur le sol carrelé, couvert de débris de toutes sortes dont un gros tas s’appuie d’un côté sur le bas de la menuiserie, l’autre côté étant vaguement retenu par la brosse serrée d’un gros balai de chantier, une trappe carrée se distingue à peine par la rainure luisante de son contour de laiton. D’en dessous parvient un bruit répétitif de grincement et, de loin en loin, une sorte de halètement ou de bourdonnement confus.

Les fesses au ras de la moleskine crasseuse, le jeune homme mal rasé, les deux coudes sur la longue table au piètement de bronze, semble indécis ou fatigué. Un casque hérissé de fils rigides occupe un bout de la banquette où il est assis. Entre les fenêtres qui lui font face, sur la portion de cloison marquée en haut d’une tache hexagonale plus claire, un écran d’un mètre sur un mètre est accroché. À gauche du jeune homme, entassées sur la table, des feuilles de papier d’emballage grossièrement découpées et un bloc de granit gris qui les immobilise. Des piles de livres défraîchis, des revues sans couvertures, des dossiers traînent.
Le jeune homme bouge un peu, saisit le casque de la main droite, le pose sur sa tête et doit faire effort pour l’y enfoncer. Puis il reprend sa position, le menton dans les paumes, ses doigts remontant jusque sous les yeux. Ainsi maintenu, tant bien que mal, sans mouvement intempestif, il regarde le tableau pendu avec intensité, très longuement. Soudain, celui-ci s’illumine. Un décor y flotte, quelque chose comme un ciel orageux que traverse une nuée de silhouettes volantes.

  « Ah ! tout de même », dit le jeune homme entre ses dents, à la seconde exacte où l’écran clignote, puis s’éteint.
 

Il se lève, ôte ou plutôt arrache le casque qu’il pose violemment sur la table et crie : « On n’y arrivera jamais comme ça, qu’est-ce que vous bricolez ? »
Le bruit venant de l’étage inférieur s’arrête. Un long silence puis, vers le fond de la vaste pièce, en arrière et à droite du jeune homme, le raclement alterné de lourds godillots qui montent quelques marches. Une porte est poussée, qui coince un peu au niveau du sol, et deux gars apparaissent l’un derrière l’autre, un petit gros et un grand mince, en salopettes bleu délavé, une casquette de cuir sur le front.
  « C’est l’heure de la soupe, dit le petit gros, tu l’as pas remarqué ?
  – Et comment je l’aurais remarqué ici, sans tocante ? »
  Le grand mince pousse son copain : « Les intellos, ça perd facilement le nord. Nous, en bas, on n’a même pas le jour pour se guider, mais tu vois, y a l’instinct ! »
  Il rit gentiment : « D’ailleurs, même en pédalant comme des malades, la batterie est foutue, si tu veux mon avis. Alors nous, on aime bien rendre service…
  – Mais c’est un vrai désastre ! hurle le jeune homme, Évelyne attend la suite pour sa leçon d’histoire aux gamins ! J’ai promis, c’est sacré une promesse !
  – Faudra pourtant aviser, dit le petit gros avec philosophie. T’as plus de crayon, mon pauvre Mic ?
  – Juste un bout, dit le nommé Mic, je n’ose plus le tailler. »
  Les deux gars se taisent, pas impressionnés du tout.
  « Comment ça se fait-il, reprend Mic d’une voix geignarde, que ceux de la jetée aient du courant, je vois la loupiote d’ici par la fenêtre ?

Le petit gros parle d’un ton bienveillant, comme un maître d’école à un enfant boudeur : « Écoute, ma vieille, on va justement grailler chez Khroumir, accompagne-nous, pour une fois, tu verras, il a ses combines. C’est une batterie de poids lourd, d’abord, la sienne, et puis y a au moins six gusses qui se relaient dans son sous-sol, c’est pas le bénévolat, Khroumir, tu comprends la chose ?
Mic soupire : «  Je vous rejoindrai plus tard. J’avais plein d’idées, tu m’excuses, Clovis, il faut que j’essaye d’en noter une ou deux, j’ai mon crayon, ça le fera bien. »
Le grand mince hausse les épaules. Clovis n’insiste pas. Ils sortent en traînant les pieds sur la route droite, jaune de sable. En refermant sur lui la porte, Clovis se tourne un instant vers l’enseigne délabrée où se lit encore AU RENDEZ-VOUS DES PÊCHOUS, et dit à son compagnon : « Y a des moments où il me fait de la peine, Mic, à rester tout seul et à boire sa flotte froide. Si c’était pas un grand savant…
  – Ça lui fait une belle jambe », dit le grand mince.
Ils cheminent. Leurs godillots, dont le cuir sec et usé se creuse de plis profonds, soulèvent la poussière jaune. Très loin, au-delà de la voie rectiligne qui se prolonge en jetée, on aperçoit le liseré blanc de rares vagues. Clovis garde la tête baissée. Il a l’air pensif.
  « Te tracasse pas, mon poteau, dit le grand mince. Rappelle-toi ce que tu m’as raconté d’un des plus anciens, cette blague qui me faisait tellement marrer.
  – C’était pas une blague, dit Clovis, il disait ça comme une rengaine, chaque fois que les autres se plaignaient de quoi que ce soit, quand on y pense, ils arrivaient à se plaindre, même au Château !
  – Il s’appelait comment déjà ?
  – J’hop d’un œil, tu ne l’as pas connu, toi, tu étais trop jeune.
  – Je me souviens seulement de l’effet qu’il nous faisait, à nous, les moutards. Un vieux voûté, maigre comme un clou, avec une barbe blanche, et qui parlait comme ça, un accent bizarre à coucher dehors, une voix métallique beaucoup plus grosse que son corps. Qu’est-ce qu’y disait, Clovis ?
  – On va pas s’emmerder la pine en chiant, c’était pas très poli, en c’temps-là, je te parle de juste avant la guerre, personne n’y faisait attention, à la politesse, même pas Évelyne. »

Le grand mince se marre comme une baleine. Il est plié en deux.
Sur le bord droit de la route, à deux mètres d’eux, vient de s’abattre une compagnie de rapaces au plumage fauve, au cou nu, qui aussitôt sautillent sur place en se bousculant autour d’une forme allongée, poilue, qu’environnent des essaims de mouches. Et d’autres, qui étaient perchés sur un chaos de roches rondes et grenues, haut comme un immeuble, arrivent un à un, poussent des cris rauques, disputent aux premiers convives des lambeaux noirâtres.
« Ça y est, dit le grand mince, les urubus ont remplacé les corbeaux. Il n’en restait plus que cinq ou six, ils les ont bouffés ou quoi ?
– Pas seulement les corbeaux, y zont tout bouffé, tiens je me rappelle mon dernier gone, les oiseaux blancs sur la plage, j’ai oublié leur nom, lui y disait “mouillettes”, eh ben ! ça fait au moins dix ans qu’on n’en a pas vu la queue d’un. Et y sont pas farouches, ces saloperies de bestiaux, tu peux toujours gueuler dessus en passant, y s’en foutent. Note, faut dire c’qui est, y nous débarrassent bien aussi de toutes les charognes, avec les chiens errants qui pullulent et qui vont crever dans tous les coins…
  – On est presque rendus, dit le grand mince, v’là la loupiote. Pourquoi tu lui as pas dit, au Mic, que Khroumir a dégotté un vieux panneau solaire et même que tu lui as rafistolé ?
  – Faut pas remuer le fer dans la plaie, dit sentencieusement Clovis, déjà qu’y fatigue, not’petit génie ! » 

 

Ce texte constitue le début d’un roman intitulé Histoires relapses.

Maurice Mourier