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Astrakan et boutons de manchette

Article publié dans le n°1199 (01 sept. 2018) de Quinzaines

On est en droit d’exprimer sa surprise : les premiers romans estampillés « rentrée littéraire » n’apportant pas souvent la joie au cœur du lecteur ni même le penser aux deux hémisphères qui le gouvernent, aborder une œuvre aboutie qui porte toutes les marques de la maturité reste une expérience exceptionnelle. « Chokolov City » vous y invite.
On est en droit d’exprimer sa surprise : les premiers romans estampillés « rentrée littéraire » n’apportant pas souvent la joie au cœur du lecteur ni même le penser aux deux hémisphères qui le gouvernent, aborder une œuvre aboutie qui porte toutes les marques de la maturité reste une expérience exceptionnelle. « Chokolov City » vous y invite.

Le critique peine d’abord à croire qu’un primo-romancier est à l’origine du livre. Il se trouve tellement de « métier » en ces pages, du vocabulaire riche jusqu’au maniement de figures de style variées et à une profusion de réflexions subtiles, que le doute est permis. Le critique vérifie bien sûr, puisqu’il est là pour ça, mais c’est pour constater qu’aucun autre écrivain d’Orléans ou de la région circonvoisine, personnage qui aurait blanchi sous le harnais en publiant maints ouvrages, ne nous a menés en bateau : Jonathan Baranger est tangible, dispose d’une existence non seulement biologique, mais également légale, et son manuscrit a abouti par des voies rationnelles sur le bureau de son éditeur. 

Dans Chokolov City, Jonathan Baranger, adepte de la Fiction avec capitale, a entrepris de raconter par la voix de plusieurs narrateurs l’existence d’une petite communauté de la diaspora bulgare installée à New York, dans les alentours de la 6e Rue. Le grand manitou des lieux se nomme Chokolov. C’est un magnat comme l’Amérique aime les produire, à la fois usurier et pacificateur de sa tribu, magouilleur et entrepreneur efficace, un protecteur néfaste en somme. Autour de lui, sa femme discrète, son fils margoulin et sa fille aux yeux gris si troublants, plus un homme de main patibulaire mais roué, une noria de boutiquiers – des vendeurs de boutons de manchette, notamment – et d’employés, autant d’êtres qui vibrionnent, d’électrons dont le noyau est leur quartier, à moins que ça ne soit le magasin du libraire Monmouth Sibling, conseiller des âmes en peine et des créateurs en devenir, véritable fil à plomb de la communauté.

Les destins comparés de tous ces personnages structurent le livre, articulé autour de six récits principaux traçant les portraits successifs des personnages majeurs autour desquels se sont cristallisés des moments de la vie collective, des anecdotes et quelques hauts faits, en même temps que les ambitions de chacun. À l’évidence, ces existences sont une matière qu’aime à malaxer Jonathan Baranger tout autant que ses phrases. Et si l’élégance naturelle de celles-ci se déploie avec la plus grande fluidité, charriant son lot de dits, de pensées et de commentaires réjouissants, on notera que les lares de certains Bulgares de la 6e Rue n’ont pas toujours été propices. Beaucoup d’échecs, de folie, de déclin chez ces gens-là. Depuis le critique d’art frappé d’agueusie, comme le personnage du critique gastronomique incarné par Louis de Funès dans L’Aile ou la cuisse, jusqu’au frère calamiteux de la belle comédienne aux yeux gris, fille de Chokolov, en passant par son amoureux éperdu, Bogdan Oblanov, dont le nom charrie à lui seul toute la littérature russe. Lancé par amour de sa belle dans la traduction, Bogdan produit sans s’interrompre des écrits qui relèvent d’une sorte de jaillissement de littérature « brute », au sens où Jean Dubuffet employait l’adjectif. Mélange incontrôlé de folie douce et de génie verbal mû par l’instinct, on trouve là, dès les premières pages du roman, une clé d’analyse de l’œuvre de Jonathan Baranger : la création et ses affres sont sa véritable affaire.

Depuis l’expressive descente aux enfers du mauvais goût du critique Cornell Morris, arbitre des élégances tout à coup attiré par les chromos de grands-mères, il est des déchéances diverses chez les créateurs de Chokolov City. Des impuissances à créer, des obstacles émouvants, des muses introuvables, comme cette invisible Mme Oyett. Et puis il y a des cas plus mystérieux, notamment celui de Bogdan Oblanov, qui semble directement issu des Fous littéraires d’André Blavier ou des Fleurs bleues de Raymond Queneau : sa traduction farfelue de La Coupe d’or d’Henri James ne ressemblera jamais à son modèle, Oblanov connaît mal l’anglais et à peine le bulgare. Néanmoins, exploitée dans son dos par l’homme de main de Chokolov et par le fils de ce dernier, son fatras hirsute devient un best-seller à destination des cadres désireux de se cultiver sans effort. Quelques mètres plus loin, le directeur du Gutter Theater, Max Yebowitz, tenant du groupe esthétique des « absconsistes » et maître d’une dramaturgie mystique, monte ses pièces, bientôt concurrencé par l’écrivain malin du quartier. Mais il aura eu l’honneur et l’avantage de lancer l’altière comédienne aux yeux gris. Autour d’eux, des peintres, des comédiens, des collectionneurs et cette toujours troublante camériste de la comédienne aux yeux gris, Feya Gruber, brunette coiffée à la Louise Brooks et équipée d’un sourire à faire frémir les potirons gothiques de Tim Burton. Tandis que certains personnages masculins sombrent dans la folie meurtrière ou l’apathie, Feya Gruber ne quitte pas le fond de la scène. Elle est un personnage discret des drames qui se jouent pour nous et laisse même entrevoir, au cœur du livre, une étrange armoire qui pourrait recéler un secret. « L’odeur de champignon et de vase ! Elle exsudait, comme un poison douceâtre, des portes closes de l’armoire. De sa main libre, Feya tourna la clef et ouvrit les deux pans. Sous nos yeux, il y avait un panier débordant d’astrakan noir. Ce fut à cet instant que ma frayeur trouva son apaisement, non pas qu’elle se dissipât, mais je la sentais sagement installée au fond de mon âme, rôdant comme un vieil animal marin dans le secret de sa grotte. J’eus la vision d’une frise, ourlée de petites fleurs et d’angelots, qui déroulait une suite ininterrompue de visages en ombres chinoises, parmi lesquels je devinais ceux de Max Yebowitz, de Henry Joughkins et de Glenn Chokolov, et pour cette fois seulement, je sais dans ma chair l’étrange pouvoir de cet astrakan méphitique qui les avait tous trois privés de leur raison. » 

Dignes des plus mémorables morceaux du septième art, les mises en scène de Jonathan Baranger ne font aucun mystère de son attachement pour le cinéma américain. Les décors plantés dans nos esprits depuis de longues années par Hollywood se réveillent à ses évocations, et le roman tout entier paraît éclairé par des projecteurs de studio. Ombres et lumières, cabots et décors, il y a donc fort à parier que les Bulgares qui nous sont servis ici ne sont pas plus bulgares que vous et moi. Si l’on en croit les questionnements de cette fable sur la relativité « chronotopique » du goût, sur les espoirs humains investis dans la création et sur la cruauté de la vie, les Bulgares de Baranger sont les synonymes de tous les individus pensants, mus par l’espoir de transcender leur vie par la création. Ne sommes-nous pas tous bulgares au fond ? Et si l’on se demande comment une fable charpentée, nourrie de réflexions subtiles, a des chances de percer au milieu d’une rentrée littéraire, volontiers « [j]e vous répondrais qu’il y a des acheteurs pour tout type de littérature, M. Chokolov ». Et le libraire Sibling a toujours raison. D’autant plus qu’on a d’ores et déjà la certitude d’avoir rencontré un nouvel écrivain à la palette riche et nuancée, un de ces rares auteurs qui, dès leur coup d’essai, manifestent une maîtrise incontestable, à l’instar d’une Céline Minard (R., 2004) ou d’un Rayas Richa (Les Jeunes Constellations, 2016).

Eric Dussert