A lire aussi

"L'imprévu vivifie"

Article publié dans le n°1090 (01 sept. 2013) de Quinzaines

À la fin de "Nue", qui clôt le cycle de Marie, une question faussement naïve (à moins qu’elle le soit vraiment) est posée par l’héroïne au narrateur. Entre-temps, des surprises et rebondissements auront confirmé que cette femme a quelque chose de bien singulier, voire d’exceptionnel.
À la fin de "Nue", qui clôt le cycle de Marie, une question faussement naïve (à moins qu’elle le soit vraiment) est posée par l’héroïne au narrateur. Entre-temps, des surprises et rebondissements auront confirmé que cette femme a quelque chose de bien singulier, voire d’exceptionnel.

Nous connaissons Marie depuis Faire l’amour, paru en 2002. Alors, c’était l’hiver, elle se séparait du narrateur à Tokyo au terme d’une dernière nuit amoureuse. L’été était la deuxième saison de Marie, mais on la voyait peu dans Fuir, qui se déroulait en Chine, entre Shanghai et Pékin, dans une atmosphère étrange, tissée d’événements énigmatiques. Puis dans La Vérité sur Marie, printemps-été, les ex-amants se retrouvaient pour l’enterrement du père de Marie sur l’île d’Elbe, après un épisode à Tokyo, raconté mais pas vécu par le narrateur. Il relatait la mort soudaine de Jean-Christophe de G., amant de Marie. Nue ramène le lecteur à Tokyo et à Elbe, mais en des moments différents, l’un situé juste après la rupture racontée dans Faire l’amour, l’autre deux mois après la mort du père de Marie. Ces rappels ne sont pas inutiles. Non qu’il faille avoir lu le cycle pour apprécier Nue. Mais cette construction montre comment le narrateur remplit le « programme » annoncé par la citation de Dante en ouverture : « Dire d’elle ce qui jamais ne fut dit d’aucune. » L’une des beautés de ce roman tient à la vision kaléidoscopique que nous avons de l’héroïne. Vue par le narrateur – et l’on verra que le verbe voir est important –, Marie s’offre sous toutes ses dimensions, en diverses strates temporelles. Elle s’imagine aussi bien. Dans une intéressante postface à La Vérité sur Marie, Toussaint explique à son interlocuteur, Pierre Bayard, comment les épisodes mettant en scène Marie et Jean-Christophe de G. sont conçus, le narrateur n’étant plus témoin ou acteur : « La réalité extérieure est entièrement reconstruite dans l’esprit du narrateur, à partir de souvenirs réels, de témoignages, de rêves et de fantasmes. » Et c’est ainsi, par le jeu entre la proximité et la distance, par la relation entre ce qui est vu, senti, entendu, et ce qui est construit par l’imagination, que s’élabore Nue, et, partant, tout le cycle.

Tout commence ici par une scène incroyable. Marie organise un défilé dont le clou est la présentation d’une robe en miel. Les préparatifs de l’événement sont minutieux, précis. Pour confectionner cet objet qui ne déparerait pas dans la collection de Peau d’Âne, Marie convoque des apiculteurs, un dermatologue, un allergologue, des assureurs et avocats, met au point une chorégraphie qui ne souffre pas le moindre écart. Bref, elle travaille sur les « détails de détail », comme elle l’a toujours fait. Une nuée d’abeilles suit sa reine, entoure le jeune mannequin qui défile. Une erreur de sortie provoque la catastrophe et l’hallali. Marie sauve son œuvre en transformant l’accident imprévu en volonté : « La conclusion inattendue du défilé du Spiral lui fit alors prendre conscience que, dans cette dualité inhérente à la création – ce qu’on contrôle, ce qui échappe –, il est également possible d’agir sur ce qui échappe, et qu’il y a place, dans la création artistique, pour accueillir le hasard, l’involontaire, l’inconscient, le fatal et le fortuit. » Les lecteurs de L’Urgence et la Patience, de Jean-Philippe Toussaint, auront retrouvé là l’une des dualités qui lui sont chères. Mais cet événement qui ouvre le roman trouvera des échos dans la suite, aussi bien à Tokyo qu’à l’île d’Elbe.

Deux mois s’écoulent entre le retour de l’île, après la mort du père, une nouvelle étreinte entre des amants qu’on croyait séparés, et ce feu ravageur qui a failli détruire la propriété familiale. On est en septembre et chacun a rejoint son appartement parisien. Le narrateur est à sa fenêtre et il contemple l’immeuble nu qui lui fait face, ressassant les moments passés, attendant que Marie le rappelle, souffrant autant de son absence qu’il se sent agacé par la jeune femme. Il se rappelle alors la fin du séjour à Tokyo, l’exposition « Maquis » que proposait Marie au musée de Shinagawa. Il n’était pas entré dans la salle où les invités allaient et venaient, mais observait de haut la scène. La comédie sociale qui se jouait prenait des airs de vaudeville, avec un quiproquo qui donne à connaître Jean-Christophe de G. et son ami Pierre Signorelli. Le premier se vante de sortir de l’exposition au bras de Marie, sans la connaître. Il rencontre une Marie qui commente les œuvres avec le ton snob propre à ces circonstances et le lecteur découvre ainsi un homme qu’il a vu mort dans le tome précédent. Voir à distance mais ne jamais perdre de vue, épier, chercher du regard, voilà ce qui reste au narrateur après la rupture. Marie se prête au jeu puisqu’elle se distingue des autres par sa distance, se tenant à l’écart, comme si elle n’était qu’une spectatrice parmi d’autres : « Marie était là, je l’avais sous les yeux maintenant, je l’apercevais dans la foule, et il émanait d’elle quelque chose de lumineux, une grâce, une élégance, une évidence. » Marie se dégage du « réel ankylosé », de la « réalité ouatée » que percevait jusque-là le narrateur, et dans toutes les circonstances, il en ira de même. Les retrouvailles place Saint-Sulpice, un soir d’octobre, dans une atmosphère de bord de mer, où il la contemple « elle, dehors, en figure de proue, devant l’océan invisible » annonce le voyage à Elbe, pour les obsèques de Maurizio, le gardien de la propriété paternelle. Les imprévus se multiplient, liés entre autres au comportement étrange de Giuseppe, le très antipathique fils du défunt. L’automne à Elbe est sinistre, froid et pluvieux. Marie et le narrateur arrivent après qu’un incendie a détruit la chocolaterie. D’abord « immatérielle, onctueuse, laiteuse et vanillée, une envoûtante odeur de chocolat » imprègne les lieux. Elle devient bientôt écœurante, envahissante. La pluie ou la brume enveloppe les êtres, les choses. L’incendie était d’origine criminelle et le roman prend des allures d’énigme policière, la véritable énigme tenant au comportement de Marie qui retarde depuis le début un aveu. Nous le tairons.

Roman d’amour, roman à rebondissements, Nue tient pour partie son titre de l’habitude qu’a Marie d’aller et venir sans aucun vêtement sur elle. C’est aussi une allusion à sa « disposition océanique », « cette faculté miraculeuse, de parvenir dans l’instant à ne faire qu’un avec le monde, de connaître l’harmonie entre soi et l’univers, dans une dissolution absolue de sa propre conscience ». Nue, elle l’est alors par son indifférence totale aux codes sociaux, aux hiérarchies et aux conventions, pour devenir pure sensation.

Nue est aussi le roman de révélations retardées. Les parenthèses qui émaillent le texte mettent la distance ironique dont le romancier Jean-Philippe Toussaint est familier. On s’amuse pas mal à noter ce que le narrateur dit de lui-même ou des autres. Parfois, une simple virgule suffit. Ainsi, quand le narrateur dresse le portrait de son rival : « Son charme était irrésistible, c’était exactement le genre d’hommes dont Marie disait : “Je déteste ce genre de mecs”. » Mais plus souvent on sera émerveillé par l’écriture de Toussaint, par ses cascades d’adjectifs aux sonorités accordées qui retardent, comme les sujets inversés et les incises, digressions ou subordonnées, le moment de la révélation. La forme s’accorde pleinement à ce qui est dit, de même que, dans telle Annon­ciation, l’attente se lit entre l’esprit qui vient et la Vierge qui l’accueille.

Comme dans les meilleurs romans d’amour et dans les contes de fées, le cycle de Marie se termine bien (si l’on se place en lecteur naïf et heureux de l’être). Quant à savoir si avec Marie quelque chose peut se conclure, nous en laisserons le lecteur juge. y

À signaler dans Écrire le présent (Armand Colin, 2012), un intéressant entretien entre Dominique Viart et Jean-Philippe Toussaint pp. 243-249, dans lequel l’écrivain conclut par cette juste formule : « Écrire aujourd’hui, voilà ce qui m’importe. Voilà ma tâche, voilà le défi. Écrire aujourd’hui et écrire l’aujourd’hui. »

Norbert Czarny