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Au bord des confidences

Article publié dans le n°1069 (01 oct. 2012) de Quinzaines

Deux personnes marchent dans une rue déserte, de nuit, et l’une écoute, tente de savoir, de comprendre, mais l’autre reste « au bord des confidences ». On ne connaîtra que des bribes de l’histoire, une sombre affaire, et au fond, peu importe. Plus que jamais, dans L’Herbe des nuits, l’essentiel est ailleurs.
Patrick Modiano
L'herbe des nuits
Deux personnes marchent dans une rue déserte, de nuit, et l’une écoute, tente de savoir, de comprendre, mais l’autre reste « au bord des confidences ». On ne connaîtra que des bribes de l’histoire, une sombre affaire, et au fond, peu importe. Plus que jamais, dans L’Herbe des nuits, l’essentiel est ailleurs.

« Pourtant je n’ai pas rêvé. » La première phrase du nouveau roman de Patrick Modiano donne le « la ». Jamais le verbe rêver ou le mot rêve n’ont été plus employés et plus propres à caractériser un texte de Modiano. Jamais non plus le romancier ou narrateur n’aura donné plus qu’ici le sentiment que l’intrigue est chose accessoire.

Jean, le narrateur, a fréquenté des gens curieux, vers 1965. C’est un jeune homme distant et silencieux, qui écoute plus qu’il ne parle, fait « profil bas » et regrette avec ironie de n’avoir pas eu « de bons et honnêtes parents ». En somme, un héros de Modiano. Il a côtoyé, comme le narrateur des Boulevards de ceinture ou de Memory Lane, un petit groupe d’hommes louches qui se réunissait dans le hall d’un hôtel à Montparnasse. Parmi ces gens au pedigree parfois chargé, Dannie. Il l’a aimée ; du moins on le suppose. Elle a disparu et il continue de la chercher, à sa façon, à la fois méticuleuse et erratique. Existe-t-elle vraiment ? N’est-elle pas une apparition, un songe ? Des faits, un possible crime attestent de la réalité, mais nous ne saurons rien de certain sur elle, sinon qu’elle a passé quelques mois en prison à la Petite Roquette pour une affaire de vol, qu’elle multiplie les identités, et que sa vie change selon qui la raconte. La version de Langlais, policier qui a été chargé d’enquêter sur elle, ne sera pas celle d’Aghamouri, un personnage ambigu qui l’a connue à la Cité universitaire et l’a mise en relation avec le petit groupe de l’hôtel Unic. Ce qui s’est déroulé alors n’est pas sans rapport avec l’affaire Ben Barka. Le nom de l’opposant marocain ne figure pas dans le roman, mais le double jeu d’Aghamouri et son lien avec le pouvoir marocain sont des indices. La présence d’un certain « George » aussi. Mais de tout cela, on ne comprendra pas grand-chose. Comme souvent chez l’écrivain, l’atmosphère compte plus que tout. Et plus encore que l’atmosphère, la perception que le narrateur a du temps, et de l’espace.

Jean est écrivain. Il accumule depuis toujours les notes dans un petit carnet (comme on aimerait que Modiano publie les siens !), et sa vie compte moins que les liens établis entre son présent et d’autres temps. Il admire Restif de la Bretonne, se glisse dans les pas du grand marcheur parisien. Il se rend encore au café Tortoni ou au Rocher de Cancale, comme les héros de Balzac… Ses vrais contemporains sont les poètes. Jean ne peut marcher dans Paris sans les rencontrer, sans que leur présence ne se fasse sentir. Ils ne sont pas que des noms propres : Jean revit leurs émotions et ils irriguent de leurs vers son existence. Dannie est d’abord cette femme aimée par Audiberti. Le quai de Gesvres où il est convoqué par Langlais est l’endroit où Nerval s’est pendu. Une jeune fille nerveuse et agressive, dans une librairie, est la réincarnation de Jeanne Duval.

La géographie du roman est purement poétique. On sait l’amour que voue Modiano à Paris et on ne s’étonne pas que son héros aille par les rues vides ou arpente « l’arrière-Montparnasse », rue Falguière, rue de l’Aude, rue Vandamme, décrit par le poète Oser Warszawski. Mais ici, ces déambulations nous égarent, nous entraînent vers un ailleurs, du côté de cette autre vie qui donne à la vie banale « une phosphorescence et un mystère qu’elle n’avait pas ». Dannie et lui trouvent refuge dans un hôtel du quartier du Val-de-Grâce, semblable par son calme à quelque ville d’une province balzacienne, Angers, Vendôme ou Saumur. La rue Cuvier résonne, de nuit, des cris des fauves. On la longe avec un peu de crainte mais on s’y sent plus tranquille que dans d’autres coins de Paris, ces « points trop lumineux » que le narrateur évite. Il règne dans la ville une atmosphère désagréable et devant le 66, un café près du Luxembourg, les consommateurs sont comme « des papillons éblouis et englués dans la lumière, avant une rafle ». La liste des suspects lui sera donnée au terme du roman par Langlais, plus de vingt après, lui permettant de reconstituer l’histoire que nous lisons, comme on essaie de reconstituer un puzzle dont certaines pièces manquent. On cherche la paix dans les « zones neutres », des blocs d’immeubles au bord du bois de Boulogne, à la Muette. Ou bien on s’éloigne et les noms de lieux résonnent alors comme dans la géographie de Nerval, énumérés pour leur « sonorité caressante », pour ce qu’ils rappellent d’un temps heureux ou apaisé.

Le narrateur tient ses carnets, prend des notes, sans cesse, se glisse ainsi dans une brèche du temps : « quelquefois la vie est monotone et quotidienne comme aujourd’hui où j’écris ces pages pour trouver des lignes de fuite, m’échapper par les brèches du temps ». Il n’aura jamais perçu la durée comme les autres, jamais vécu dans le rythme des agendas surchargés de ses contemporains : « Tout était réglé pour eux et ils n’attendraient jamais personne. Ils ne sauraient jamais que le temps palpite, se dilate, puis redevient étale, et peu à peu vous donne cette sensation de vacances et d’infini que d’autres cherchent dans la drogue, mais que moi je trouvais tout simplement dans l’attente. »

On pourrait ouvrir ce roman à n’importe quelle page, comme on feuillette un recueil de poèmes en prose. Une description de lumière, une notation, quelques détails sensibles sur tel ou tel personnage, le nom de Madame Dorme ou celui d’un village, Feuilleuse, un rien suffit pour que l’on soit pris par cette écriture. C’est un bonheur rare, inexplicable. On n’en cherchera pas le secret. 

Norbert Czarny

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