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Contre-utopie

Un dispositif narratif simple : dans une prison de Slovénie, en 1975, un jeune détenu rencontre le caïd respecté et craint de tout le monde, un drôle d’oiseau athlétique, sauvage et morose, soldat perdu des guerres coloniales, dont celle du Viêt-Nam – précisément terminée en cette année-là. Fasciné par ce Keber, le jeune homme se fait le chroniqueur de l’histoire qu’il lui a racontée et, vingt ans plus tard, la retranscrit en livre, encadré par la courte mise au point de celui qui s’est fait scribe.
Drago Jancar
Des bruits dans la tête
Un dispositif narratif simple : dans une prison de Slovénie, en 1975, un jeune détenu rencontre le caïd respecté et craint de tout le monde, un drôle d’oiseau athlétique, sauvage et morose, soldat perdu des guerres coloniales, dont celle du Viêt-Nam – précisément terminée en cette année-là. Fasciné par ce Keber, le jeune homme se fait le chroniqueur de l’histoire qu’il lui a racontée et, vingt ans plus tard, la retranscrit en livre, encadré par la courte mise au point de celui qui s’est fait scribe.

L’aventurier Keber devient ainsi, à la première personne, le narrateur de sa propre aventure. Ce taulard est différent des autres. Affecté de troubles compulsifs, de « bruits dans la tête », tintements qui lui viennent de son passé de marin télégraphiste dont les signaux sonores venus du monde entier ont saturé l’ouïe, il ne supporte pas non plus les gestes indécents, attitude pudique très étrange en milieu carcéral. Mais surtout, ce qui fait de lui un être à part, et qui revendique sa singularité, c’est que, contrairement à la plupart des compagnons qu’il n’a pas choisis, et qui l’exaspèrent ou le dégoûtent, Keber trimballe une vraie culture, disparate il est vrai.

Ainsi, par l’effet du hasard (une visite ancienne, en touriste, des ruines de la forteresse de Massada, visite qu’il a effectuée en compagnie de Leonca, la femme aimée), l’élément décisif, plutôt inattendu, de cette culture est-il devenu la lutte des zélotes assiégés par les Romains en 73-74, telle qu’elle fut immortalisée par Flavius Josèphe dans sa Guerre des Juifs au premier siècle de notre ère. Prétendument inexpugnable, l’énorme bâtiment de Massada, donnant sur la mer Morte, avait fini incendié et détruit, les vaincus préférant le suicide collectif à la reddition.

Sombrement, dans les rares moments d’avant le couvre-feu où il peut jouir d’un semblant de liberté, Keber revient sur cet épisode historique qui le hante depuis qu’il a lui-même déclenché, puis vécu et subi la révolte de la prison de Livada, incendiée elle aussi et détruite, comme Massada, mais sous un prétexte qui peut sembler futile : la conduite obscène d’un gardien qui l’a empêché, lui Keber, de suivre in extenso la retransmission d’un match de basket alors qu’il avait négocié personnellement avec « le Vieux », directeur de la prison, afin que tout le monde pût regarder la télévision dans le confort et le silence. Petite cause, grand effet, c’est ainsi : on ne joue pas avec les nerfs d’un homme qui exècre le non respect de la chose promise et qui est capable, à lui seul, de lancer l’étincelle où un conflit total puisera son feu.

Divisé en courts chapitres, tantôt occupés par les rêves et les souvenirs de Keber, tantôt par le déroulement d’une conflagration qui, née au départ d’une vétille, s’enfle en drame national, mobilise la police et l’armée, bouleverse Ljubliana et le gouvernement de la Slovénie, alors partie prenante de la fédération yougoslave, jusqu’en ses profondeurs, le livre s’ouvre sur une description à la fois précise et hallucinée du sac de Livada. Les émeutiers vont bientôt en conquérir tous les étages, excepté le donjon de l’administration. C’est un morceau magistral d’écriture visuelle et visionnaire, dont le caractère cinématographique, avec changements de plans, de focales, de points de vue, produit un saisissant effet de réel.

Alors, le lecteur placé au centre des événements, confronté à maints comparses patibulaires en même temps que le narrateur, ballotté du réfectoire jonché de détritus aux cours envahies par les fumées des bidons de diluant et de colle qui éclatent (l’atelier de la prison était surtout de menuiserie), courant avec les protagonistes des cellules aux portes arrachées à la plaine couverte de maïs où, à l’extérieur des murailles, progressent les blindés des défenseurs de l’ordre, voyant soudain s’avancer vers lui la jolie journaliste chargée de couvrir l’événement et qui, seule femme à pénétrer en ce lieu hideusement masculin, entre aussitôt dans l’imaginaire poissard de ces bataillons de frustrés, le lecteur admire une technique de l’évocation en temps réel qui lui remémore celle de Kurosawa filmant Les Sept Samouraïs.

Mais l’essentiel, il le perçoit de plus en plus, gîte ailleurs : dans les pauses qui interrompent fréquemment la tension des scènes paroxystiques. Il se croyait dans un western, l’ambition du livre est tout autre et sa puissance d’émotion, qui s’amplifie à mesure que, la destruction du lieu maudit une fois accomplie, s’instaure entre les belligérants une sorte de paix armée, doit beaucoup à sa visée morale. 

Petites causes, grands effets. Oui, telle est bien l’anecdote, et elle entraîne déjà une généralisation qui dépasse le cas de Livada et où affleurent certainement des réminiscences vécues (l’auteur a connu la prison en 1974 et la sphère médiatique slovène a bruit un temps de l’actualité d’une révolte fomentée par des condamnés de droit commun privés d’une finale de basket-ball). Mais le roman ne prend sa vraie dimension qu’avec l’apothéose provisoire d’un nommé Alojz Mrak. Ce détenu falot, ci-devant comptable, moyennant une petite carrière de collabo s’est fait bien voir des matons, mais aussi des prisonniers, car il faut passer par lui, considéré en haut lieu comme raisonnable, pour obtenir visites au parloir et menus privilèges. La Révolution de Livada va le révéler à lui-même, exacerber en lui un goût latent du pouvoir et, comme il est intelligent, habile surtout à jouer auprès de la foule, car il parle bien, la partition démagogique de la restauration de l’ordre, en échange de l’indulgence supposée des autorités, en quelques jours à peine (l’accélération formidable du temps caractérise tous les moments historiques de subversion), le peuple remet entre ses mains le sort commun et il accède à la dictature.

De la dictature pour le bien de tous à la tyrannie sans frein d’un seul, il n’y a qu’une série de pas. Pendant que Keber le misanthrope porte un regard écœuré sur la tourbe qui l’environne, constate l’ivrognerie universelle, l’exploitation du faible, du beau gosse blond par les érotomanes déchaînés, du vieil homosexuel usé et courageux par les brutes viriles qui l’ont toujours méprisé, le vandalisme, le gaspillage des réserves de nourriture et de boisson, Mrak ne cesse d’enfler comme la grenouille de la fable.

Bientôt il s’entoure d’une cohorte prétorienne dirigée par le plus lâche des lieutenants. Bientôt il instaurera, au nom de l’ordre censé en imposer aux forces menaçantes qui cernent la prison ravagée mais n’osent y pénétrer, des lois absurdes et vétilleuses. Bientôt, cerise dérisoire sur le gâteau de la chienlit révolutionnaire devenue respectable, fonctionnera dans la principauté autogérée de Livada un tribunal alimenté en délinquants par une gestapo confiée au barbier tortionnaire du camp. Bientôt, plus déconnecté du réel à mesure qu’il se découvre plus alcoolique et partouzard, Mrak se réfugiera dans la philosophie en saoulant de gnôle et de discours le psychologue de la prison, que les insurgés retiennent en otage et qui est d’ailleurs une des figures négatives les plus abjectes du texte. Car les crapules sont bien des deux côtés de la barrière et le policier cruel vaut l’assassin bouclé sous les verrous. La différence – il y en a tout de même une – étant que la police doit obéir à une hiérarchie et que celle-ci (« le Vieux ») ne semble pas corrompue.

Telle est l’évolution de l’État autonome de Livada vers la catastrophe inévitable qui, grâce à la modération relative des forces officielles, ne fera que peu de victimes, parmi lesquelles Mrak lui-même, égorgé par le bourreau qu’il avait cru confiner, en position subalterne, dans les activités honteuses que toute tyrannie se doit de commander en évitant de se salir les mains.

Claire métaphore de l’utopie d’un bonheur qui serait à portée de fusil au bout de la révolte populaire, l’affaire de Livada ne peut que s’achever de manière à la fois sanglante et grotesque, dans la contre-utopie du stalinisme en acte. Ce livre aux accents céliniens, même si son écriture torrentielle mais dédaigneuse du pathos, superbement maîtrisée, a peu à voir avec celle, musicale et chorégraphique, du Voyage, présente le même balancement inquiétant que le chef-d’œuvre de Céline entre détestation assumée de l’espèce – et du peuple, essentiellement assimilé à une populace hors de tout salut possible – et bouffées de tendresse à l’égard de la part féminine de l’humanité.

Plus ridicule et exaspérante que Molly, la Leonca slovène est aussi plus touchante, dans sa dévotion christique idolâtre et son suicide raté qui la laisse infirme, parce qu’elle a découvert la photo d’une des putains maternelles et sublimes que son homme fréquentait à Odessa dans sa vie de marin. Ces présences apaisantes plaideraient-elles pour une rédemption de l’horrible animal humain dans sa version femelle ? Je crois plutôt que l’idéologie de Drago Jančar, assurément de droite, tendrait moins en tout cas vers l’anarchisme philo-nazi de Céline que vers un éloge du Law and Order des démocraties musclées. Rien de bien sympathique non plus là-dedans, mais foin du procès politique ! Des bruits dans la tête est un roman et, dans son genre épique et satirique, il flirte avec les sommets.

Maurice Mourier