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Article publié dans le n°1050 (01 déc. 2011) de Quinzaines

Un étrange roman de formation qui transmue la reconduction de l’échec et de la frustration en une vision claire et jouissive de soi et du monde.
Josef Skvorecky
Une chouette saison
Un étrange roman de formation qui transmue la reconduction de l’échec et de la frustration en une vision claire et jouissive de soi et du monde.

La vie est une farce sérieuse. Et le geste poétique, l’écriture, l’invention d’un univers singulier, apparaissent à Josef Škvorecký comme les seuls moyens qui puissent lui imprimer une résistance, en conjurer le ridicule et la fatuité, d’en démontrer les ressorts misérables et médiocres, d’en arrêter l’irrémédiable répétition. Depuis ses deux premiers romans, il ne cesse de revenir aux mêmes enjeux entrepris selon deux modalités principales – le roman à dominance politique, conçu comme une farce critique virulente, et le récit d’apprentissage, plus intime et existentiel, déjoué en quelque sorte (1). 

Škvorecký s’interroge, par des détours parfois assez tortueux, sur les mêmes sujets, s’obstinant à critiquer depuis l’intérieur la société tchécoslovaque, d’en déshabiller les mannequins illusoires. Il fait partie de ces écrivains qui répètent, enfonçant obstinément les mêmes coins. Il n’est guère étonnant qu’Une chouette saison, roman publié en 1975, s’apparente à une longue et douce-amère déclinaison, comme si son auteur revenait, à l’instar de son narrateur, à ses fastidieuses leçons de latin, entretissant les questionnements qui remuent son œuvre tout entière comme une main une terre trop meuble. Ainsi, ce roman à la fois luxuriant et répétitif entreprend l’existence de Danny Smiricky, alter ego de l’auteur (présent dans plusieurs livres), adolescent englué « dans les soubresauts de l’amour », obsédé par les filles qu’il tente de séduire sans parvenir jamais à conclure des relations plus ou moins ridicules, s’empêtrant dans ses contradictions singulières, irrémédiablement insatisfait de lui-même et échouant toujours à se corriger. 

Le roman nous plonge donc dans le méli-mélo sentimental qui constitue le quotidien d’un jeune garçon frais émoulu de l’enfance, passionné de jazz, élève assez médiocre et « sac de vices » qui s’essaie à devenir un homme, peloteur insatiable de jeunes filles plus ou moins en fleur, rejeté et séduit sans cesse, troublé toujours par les objets de son désir et son inaccomplissement. « Je restais dans la nuit neigeuse, planté là comme une souche, amoureux jusqu’aux oreilles » confie-t-il après une énième rebuffade. Le roman est celui d’une attente, du report d’une satisfaction amoureuse qui se refuse, d’une conformation en somme. En cinq parties qui décomposent les étapes et les objets successifs du désir de cet obsédé néophyte et dilettante, cette « chouette saison » qui déborde et s’étend à son existence tout entière, Škvorecký semble nous entraîner après le héros picaresque minuscule d’une bouffonnerie amoureuse. 

Et pourtant, derrière ce portrait truculent et vaguement étrange, loin de s’abaisser à un récit de la passion adolescente et du doute, il parvient à faire entrevoir, discrètement, des questions bien plus fortes, comme celle, habitant tous ses livres, de « l’exaltation de l’individu » dont parle son traducteur (2) et qui porte trace de l’un des enjeux majeurs de la littérature tchèque, de l’émergence de l’Histoire dans une conscience en formation, de l’intrusion de la réalité dans des univers peuplés de désirs et de projections qui confinent parfois au fantastique (l’épisode des sœurs jumelles en témoigne fortement), de l’existence conçue comme un éternel recommencement. Ce n’est pas un hasard si le roman obéit à une construction cyclique qui singe le désir et ses rebours, partant d’une jeune fille pour y revenir, retenant le désir et lui octroyant une place. « Marie baignait soudain dans une incandescence de diamant, splendide apparition tirée d’on ne sait quel tableau mystique, et j’ai senti que s’insinuait dans mon accablement quelque chose comme de l’humilité ou je ne sais quoi. On marchait et on marchait et je souffrais comme un chien dans sa muselière et autour de nous régnait le grand silence dominical. » L’apparente répétitivité du récit permet ainsi, presque paradoxalement, de réfléchir des enjeux qui dépassent largement la simple intériorité. 

Car, nous l’oublierions à la lecture d’un roman à la légèreté trompeuse, nous sommes en pleine occupation allemande, alors que les exécutions se succèdent, que la censure étouffe tout et que seul demeure l’intime pour résister. C’est là que se loge la dimension politique de Škvorecký, son affirmation que la forme littéraire, l’établissement de discours pour le soi et d’espace pour lui permettre de s’exprimer, c’est-à-dire sortir de lui-même et se proférer, peut défaire le réel et faire entrevoir des possibles enténébrés. Voici où se trouve la singularité de Škvorecký, dans une tension entre le prosaïque et le poétique, le général et le particulier, dans une sûreté expressive qui fait de ces cinq leçons amoureuses une réflexion passionnante sur l’homogénéité et la différence (3), faisant du récit le lieu d’une poétique du même qui se déploie et se répète sans fin. Avec Une chouette saison, Škvorecký signe un superbe roman sur l’ajournement du désir, la répétition accablante de l’échec et ordonne une conjuration du renoncement dans laquelle le semblable, son amplification, conforme l’ouverture de l’individu et le confronte à ses choix propres, sa vérité et l’Histoire. Le récit, obéissant à un régime original entièrement ironique qui détourne la dimension érotique de sa visée première, souligne avec force les tensions qui animent l’individu et son environnement, éclairant ses visées et les obstacles qui se dressent devant lui. Ainsi, l’une des leçons que retiendra Danny c’est que « tout a une fin », que l’empêchement est une joie et que tout demeure possible.

  1. On pensera aux difficultés de Škvorecký a se faire publier. On pourra lire d’un côté L’Escadron blindé, Les Lâches et Miracle en Bohême, de l’autre Le Saxophone basse (tous chez Gallimard). 
  2. Nous nous référons à l’éclairante préface à La Légende d’Emöke de F. Kérel (Gallimard). On pourra penser pour ces questions aux œuvres de Kundera, Havel ou Klima. 
  3. Il faudrait ici réfléchir et décrire avec précision la virtuosité de la langue de Škvorecký, la manière dont il construit des images qui reviennent à partir d’une matière toujours semblable – les métaphores autour des gemmes et de la minéralité en témoignent par exemple.
Hugo Pradelle

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