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Déjà dans Dix millions d’enfants, Erika Mann avait décrit la façon dont le nazisme s’efforçait avec un cynisme particulièrement efficace d’éradiquer la substance humaine de l’Allemagne afin d’en faire un gigantesque camp de concentration. Elle avait décrit le mécanisme d’absorption des enfants pour en faire des instruments d’oppression, de dénonciation et de mise au pas avant d’en faire des enfants soldats, allègrement « sacrifiés » sur le front de l’Est.
Erika Mann
Quand les lumières s'éteignent
Déjà dans Dix millions d’enfants, Erika Mann avait décrit la façon dont le nazisme s’efforçait avec un cynisme particulièrement efficace d’éradiquer la substance humaine de l’Allemagne afin d’en faire un gigantesque camp de concentration. Elle avait décrit le mécanisme d’absorption des enfants pour en faire des instruments d’oppression, de dénonciation et de mise au pas avant d’en faire des enfants soldats, allègrement « sacrifiés » sur le front de l’Est.

Dans Quand les lumières s’éteignent écrit entre 1940 et 1945 et dont l’original a disparu, elle réduit son propos à l’échelle d’une petite ville du sud de l’Allemagne qui n’est pas sans faire penser à Fribourg-en-Brisgau, à en croire l’un des dessins qui accompagnent les dix histoires de montée de la terreur. Mais du coup, au moyen de petits reportages, elle élargit son propos à l’Allemagne entière, à tous les aspects de la vie quotidienne de part en part rongée et menacée par le pouvoir nazi qui s’est emparé de l’intimité de chacun. Mieux que des considérations plus ou moins extérieures, la narration fait mieux éprouver l’angoisse quotidienne générée par ce régime criminel. La plupart des anecdotes racontées reposent sur des faits authentiques comme le rappelle la postface d’Irmela von der Lühe. Le livre s’ouvre sur l’arrivée d’un étranger, à savoir un voyageur américain qu’on retrouvera par d’autres circonstances à la fin, il descend dans une auberge où malgré lui, il est contraint de faire le salut hitlérien par lequel on domestiqua l’Allemagne entière.

Non seulement le nazisme fut délibérément exterminateur, mais de plus son but était l’éradication de tout ce qui n’était pas établi et déterminé par lui. Nul domaine n’échappa au nazisme et surtout pas la langue allemande, elle fut de plus en plus remplacée par un jargon délétère et omniprésent que l’on connaît bien en France maintenant grâce aux travaux et au Journal (1) de Viktor Klemperer sur la Lingua tertii imperii, cette langue du IIIe Reich dont Erika Mann donne dans son livre de nombreux exemples. Elle fut un instrument d’aliénation majeur car quiconque n’utilisait pas ce jargon était immédiatement suspect et se mettait en danger. Ce jargon, comme l’indique la traductrice dans une préface efficace et documentée, pose des problèmes de traduction considérables, d’autant plus qu’en allemand la composition de mots par agglutination permet d’imposer n’importe quoi et à profusion.

Rien ne peut échapper à l’emprise omniprésente cynique et dévastatrice du pouvoir nazi. Erika Mann, à travers les dix personnages principaux de ces chapitres, montre comment l’industrie, les industriels ne trouvent plus de matière première. Elle est tout entière détournée vers la fabrication d’armement, le commerce est paralysé, le droit est moqué et il ne reste à de rares juristes que le recours à l’ironie. Le régime nazi s’en est pris aux structures sociales et économiques pour ne rien laisser en place afin de réduire l’ensemble de la population à n’être plus qu’un simple matériau politique, comme le montrent si bien les anecdotes racontées dans le livre. L’inquiétude et l’oppression se répandent partout, le Blockwart, le surveillant de bloc d’immeubles, est omniprésent, la peur de la dénonciation fige toute expression verbale, le camp de concentration est au bout de la moindre réflexion. L’une des figures importantes est le pasteur Gebhard qui prêche contre le régime, après les pogroms de la Nuit de Cristal du 9 novembre 1938 qui frappèrent aussi la petite ville. C’est, un peu naïvement mise en scène, une belle figure qui a vraiment existé et qui fait exception puisque rares furent les ecclésiastiques en opposition avec le régime. Les églises, protestantes en particulier, se sont soumises avec enthousiasme au pouvoir nazi. 

La médecine est représentée, – c’est le neuvième récit du volume –, par la figure d’un célèbre professeur qui finit par accepter un poste dans la petite ville et continue comme tant d’universitaires allemands à pratiquer son « art » sans rien remarquer de ce qui l’entoure. « La persécution des juifs, des catholiques et de l’opposition politique, la corruption de la jeunesse, la politique étrangère criminelle pratiquée par le chef de l’État, rien de tout cela ne pouvait troubler la paix de l’âme du chirurgien travailleur et brillant. » Étrangement, alors que tant d’aspects sont passés en revue, pas un mot sur l’extermination des malades mentaux, des « débiles » et autres marginaux, qui était tout de même l’essence du régime.

Les personnages de ce livre, inventés à partir de données réelles, connaissent un sort assez semblable, quels qu’ils soient, complices ou non, comme cet écrivain médiocre et national-socialiste qui publie des récits de terroir, devient rédacteur littéraire du journal local, supporte mal la vue des déportés devant ses fenêtres, fait des erreurs d’appréciation quant aux instructions de la « Propaganda » et finit par se faire arrêter avant de pouvoir fuir aux États-Unis. Il ne suffisait pas d’être nazi, pas même d’avoir donné tous les gages au parti nazi, encore ne fallait-il pas se tromper de nazisme. C’est sur ce personnage que se termine curieusement ce livre, comme s’il s’agissait en fin de compte de passer à autre chose.

  1. Victor Klemperer, LTI, la langue du Troisième Reich. Carnets d’un philologue, Paris, Albin Michel, coll. « Bibliothèque Idées », [1947], traduit et annoté par Élisabeth Guillot. En livre de poche « Agora Pocket » n° 202, Mes soldats de papiers, journal 1933-1941.
    Je veux témoigner jusqu’au bout, Journal de 1942-1945, traduit de l’allemand par Ghislain Riccardi, Michèle Kiintz-Tailleur et Jean Tailleur, Seuil.
Georges-Arthur Goldschmidt

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