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Andrea Bajani ne hait pas les familles. Peut-être ne les aime-t-il pas non plus : elles l’intéressent, et il les étudie avec objectivité, sans juger. Dans Si tu retiens les fautes (2009), il analyse une étrange relation mère-fils, et dans le plus récent Toutes les familles (2010), il s’agit encore d’une cellule familiale restreinte : père, mère et fils, dont les ascendants semblent plus présents que les descendants.
Andrea Bajani
Toutes les familles
Andrea Bajani ne hait pas les familles. Peut-être ne les aime-t-il pas non plus : elles l’intéressent, et il les étudie avec objectivité, sans juger. Dans Si tu retiens les fautes (2009), il analyse une étrange relation mère-fils, et dans le plus récent Toutes les familles (2010), il s’agit encore d’une cellule familiale restreinte : père, mère et fils, dont les ascendants semblent plus présents que les descendants.

Petit-bourgeois turinois, le père, du reste bon père, est un peu inconsistant, on ne sait pas trop quel est son métier, on sait seulement qu’il regarde beaucoup la télévision et qu’il tousse. Une seule fois dans tout le récit, il sort de ses gonds, mais non sans raisons. La mère, Giovanna, attachante, vivante et gaie en dépit de l’ombre qui pèse sur sa jeunesse, « mamma » moderne qui a de profondes affinités avec son fils, mais sait les contrôler « juste une caresse pour faire valoir ses droits de mère ». Pietro, moins de trente ans, instituteur assez étrange, constitue avec ses élèves, une collection de bruits, destinée à être « archivée ». Évoquée au début, l’école disparaît du récit. Un récit qui s’ouvre sur le départ de Sara, femme aimée et aimant son mari, mais qui lui reproche de ne pas lui donner d’enfant. Elle « se le fera faire », le temps d’une passade, par un copain de sport. Le jour où elle quitte le foyer conjugal, elle laisse un mot : « ta mère a téléphoné, Mario est mort ».

Qui est ce Mario, jamais nommé, jamais vu par Sara ? C’est sans conteste le personnage central du roman, fût-ce de façon indirecte. Sorte d’araignée au milieu d’une toile savamment tissée par d’autres. Deux ou trois rencontres seulement avec Pietro, son petit-fils, qui est terrifié par son apparence physique : « Même sa taille, tellement supérieure à celle des autres, m’était étrangère (…). J’observais ce monsieur, et son visage creusé me faisait peur, ses joues qu’on avait dévorées à coups de dents, le crâne posé là-haut, et les os encastrés. Et les yeux, c’était comme s’ils n’y étaient pas, du noir au fond de deux grottes. » Mario a fait la campagne de Russie en 1943, en est revenu ruiné physiquement et moralement. Au point qu’après avoir passé quelques mois dans sa famille, il a été interné dans une maison réservée aux « rescapés ». Il n’en sort que rarement. « Alors ma grand-mère avait tout raconté à mon père, la guerre, la captivité, elle avait dit que parfois Mario était violent, dans sa tête il retournait en Russie, on le calmait un peu, une fois il avait dormi trois jours de suite. Cet après-midi-là, sa tête était repartie en Russie, et il s’en était pris à ma mère, il l’avait frappée, elle avait saigné du nez, et ce n’était pas la première fois. »

Pietro, devenu adulte, intrigué par ce personnage fantomatique, va entreprendre une enquête, plus exactement une quête, raisonnée et obstinée, pour reconstituer sa vie, sa guerre, et ses rapports avec sa fille, Giovanna. Les photos, souvent retrouvées entre les pages d’un livre (« le père de ma mère est donc resté tapi à l’intérieur des livres »), jalonnent et illustrent le récit : Giovanna, sa mère et son père, souriants, heureux, avant le départ pour le front russe. Mario, dans un groupe où il est le seul à ne pas être marqué d’une petite croix : donc le seul survivant. Trois soldats italiens riant de bon cœur au pied du bec de gaz où est pendu un jeune officier russe. Cette première approche, très visuelle, menée par Pietro, est largement complétée par les apports d’Olmo, un autre rescapé (rencontré par hasard), revenu indemne du front russe, mais obsédé, lui aussi, par de terribles souvenirs : « Après la Russie, je ne riais plus. » Les deux nouveaux amis reconstituent, pièce par pièce, la sinistre « épopée ». Et pour parachever et concrétiser leur recherche, Pietro, à la demande insistante d’Olmo, part pour la Russie, où il ne retrouve évidemment rien, ni des lieux, ni de l’histoire si fortement imaginés par l’un et remémorés par l’autre.

Le sens de cet échec est double : même avec des efforts assidus, on ne peut reconstituer le réel, et, plus positif : cet effacement des « traces » incite à l’oubli et au pardon. En outre, Mario est une victime, mais une phrase rappelle que lui aussi, par obéissance, a tué. Et c’est sans doute ce double poids qui trouble son esprit. Un poids qui pèse aussi sur sa descendance, car toute famille, même apparemment heureuse et unie, vit bien souvent dans l’ombre, presque la malédiction, d’un personnage ou d’un événement dont elle n’est pas responsable. Pour mettre un peu de lumière dans ce constat déprimant, la vie finit par l’emporter. Quand Pietro revient de Russie, Sara l’attend à l’aéroport et on comprend que la famille va se reconstituer, fût-ce de façon peu conventionnelle.

Un roman sans défauts, dense sans être pesant, bien construit, bien écrit (bien traduit), semé de portraits brefs et évocateurs, de détails fouillés au point de rappeler le meilleur du « Nouveau Roman », proposant, sans insister, quelques sages réflexions sur les lointaines conséquences des guerres. Autant de raisons justifiant que le prix Bagutta lui ait été attribué.

Monique Baccelli

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