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De la guerre à la vie

Tout commence au cimetière militaire de Montecassino, en 2004, le jour de la commémoration de cette bataille sanglante, qui dura de janvier à juin 1944 et fit 50 000 morts, toutes nationalités confondues. Décisive dans la campagne d’Italie, elle le fut, de façon plus générale, dans l’issue de la Seconde Guerre mondiale.
Helena Janeczek
Les hirondelles de Montecassino
Tout commence au cimetière militaire de Montecassino, en 2004, le jour de la commémoration de cette bataille sanglante, qui dura de janvier à juin 1944 et fit 50 000 morts, toutes nationalités confondues. Décisive dans la campagne d’Italie, elle le fut, de façon plus générale, dans l’issue de la Seconde Guerre mondiale.

Disons d’emblée qu’il est absolument impossible de résumer en peu de lignes la masse de documents que comporte ce livre de près de 400 pages. Au départ, il est centré sur la bataille de Montecassino, décrite et analysée dans le détail, c’est-à-dire en divisant les combats en quatre opérations successives, comme ce fut le cas dans la réalité, en précisant l’action de chaque corps d’armée, qui le commandait, les conditions climatiques et géographiques, les résultats obtenus, le nombre précis de morts et de blessés. Un vrai travail d’historien, quoi qu’en dise l’auteur. Y participent : Allemands, Italiens d’une part, Américains, Anglais et Français, d’autre part, mais aussi, et on le sait moins, Marocains, Maori et Polonais. Et c’est sur les deux derniers contingents que se porte l’attention de Helena Janeczek. « C’était sans doute moi qui, en tâtonnant, en hésitant, avec l’intuition profonde de ce qu’on ne peut pas dire, ni cerner, m’étais retrouvée le porte-parole de peuples étrangers. Peu importe de quelle tribu ou ethnie détruite, exploitée, menacée, minoritaire ».

Après avoir brièvement évoqué le cas de Jacko le Texan, qui figure parmi les combattants re­connus par l’histoire, l’auteur consacre plusieurs chapitres à l’action des Maori incorporés dans les troupes coloniales anglaises. 3 500 guerriers intrépides, tatoués selon les traditions ancestrales, tous engagés volontaires. Un tiers d’entre eux mourront au combat, un autre tiers resteront handicapés, et ce sont les rares survivants, âgés de plus de 80 ans, qui assistent à la commémoration. Les commentaires qu’ils font en circulant entre les tombes, ou en festoyant joyeusement après les cérémonies, constituent le témoignage vivant que l’auteur ajoute systématiquement à sa documentation théorique, résultant de recherches très sérieuses dans les archives et, pour les Polonais, dans les ouvrages de Gustav Herling. En outre, comme pour mettre un peu de lumière dans ces compte rendus pleins de sang et de cadavres, elle les complète par l’enquête personnelle que mène le jeune Andy, venu de Nouvelle-Zélande, petit-fils d’un ancien combattant maori dont les récits de guerre ont bercé son enfance. Donc trois sources d’information.

C’est avec la même technique, mêlant faits historiques, témoignages oraux et fiction, que l’auteur aborde la question d’autres oubliés. Juive polonaise née en Italie, Helena se sent le devoir de réhabiliter « le peuple persécuté auquel elle appartient réellement ». Elle retrace donc toute l’épopée du 2e régiment de Polonais commandé par le brillant général Anders qui, au prix de milliers de morts, s’emparera enfin de l’imprenable abbaye de Montecassino. Une opération héroïque ignorée des non-spécialistes. Mais, dans ce second volet, elle entremêle au récit des combats tout ce qui constitue l’histoire de la Pologne entre 1930 et 2010 : invasions, villages incendiés, exil, marches forcées, ghettos, wagons à bestiaux, camps d’extermination allemands, goulags. Cette fois-ci, sa documentation vivante passe par sa propre famille, et plus particulièrement par deux individus représentatifs de cette douloureuse histoire. Milek, qui refusa de se cacher pour échapper au recrutement forcé, combattit héroïquement à Montecassino, et ne voulut jamais plus parler de cette expérience inhumaine. En revanche, la belle Irka se fait la porte-parole de son peuple : sa mère est morte à Treblinka. Elle-même, toute jeune, après avoir fait des centaines de kilomètres à pied dans l’espoir de rester libre, n’en finit pas moins au goulag d’Arkhangelsk où, à quarante degrés en dessous de zéro, elle coupe, comme tous les autres, du bois dans la forêt. Est-ce son attachement à son violon et son mariage dans le camp qui l’ont aidée à survivre ? Désormais octogénaire et veuve, elle vit à Tel- Aviv et donne à sa nièce Helena, qui prend l’avion pour la rencontrer, toutes les informations qu’elle attend d’elle : « Pour moi la précision est importante et justement parce que je ne suis pas un historien, j’ai besoin de voir le lieu où vit Irka, sa maison, de saisir les détails que je ne peux imaginer, de regarder le visage de cette femme… »

À ce précieux témoignage s’ajoutent, comme dans les chapitres précédents, les commentaires des survivants polonais présents à la commémoration, et l’enquête personnelle de deux autres adolescents : Edoardo, Italo-Polonais en quête de ses ancêtres, et son « collègue » Rapata, Indien, simple accompagnateur. Le pèlerinage parmi les tombes, les informations qu’ils recherchent auprès des anciens combattants polonais présents à la commémoration, ne les empêchent pas de descendre à la plage et de draguer les filles. Cette image de vie fait contrepoids à la tristesse des tombes, et prouve peut-être que la jeunesse n’est pas aussi indifférente à son passé qu’on semble le dire. Du reste, c’est elle qui assure la suite et apporte l’espoir, comme le prouve l’épisode qui donne son titre au livre. Revenant d’une cérémonie à laquelle Rapata n’avait aucune raison d’assister, Edoardo cherche son copain pendant un bon moment et le trouve immobile, fasciné par le va-et-vient d’une hirondelle qui nourrit ses petits dans le nid qu’elle a construit au sommet des décombres de l’abbaye : le printemps revient chaque année, même sur les ruines et les champs de bataille. La vie est plus forte que la mort.

Le talent de Helena Janeczec consiste justement à passer avec aisance de la guerre à la paix, et de la mort à la vie. Mais sans donner de leçons, elle ne se veut pas plus moralisatrice qu’elle ne se veut historienne. Elle demande seulement à ses contemporains d’entretenir la mémoire, comme elle le fait elle-même : « Si le sentiment de culpabilité peut s’oublier, il n’y a pas d’échappa­toire à la souffrance infinie. »

Monique Baccelli

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