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Article publié dans le n°1017 (16 juin 2010) de Quinzaines

    On pourrait croire que le sujet du livre de Thomas Dommange est étroitement circonscrit dans son sous-titre ; pourtant, les annotations verbales de Schumann y sont le déclencheur d’une ample réflexion portant non seulement sur la musique mais aussi sur cette modalité particulière de notre être que constitue aux yeux de l’auteur l’« homme musical ».
Thomas Dommange
L'homme musical, la notation en mots dans l'œuvre de Schumann
    On pourrait croire que le sujet du livre de Thomas Dommange est étroitement circonscrit dans son sous-titre ; pourtant, les annotations verbales de Schumann y sont le déclencheur d’une ample réflexion portant non seulement sur la musique mais aussi sur cette modalité particulière de notre être que constitue aux yeux de l’auteur l’« homme musical ».

Lebhaft, rasch, mit Humor, aus der Ferne... Délaissant de plus en plus l’italien pour l’allemand, Schumann a parsemé son œuvre de nombreuses annotations en mots : indications agogiques (relatives au tempo, c’est-à-dire à la vitesse d’exécution), indications de caractère (« marques d’expression », préfère dire Thomas Dommange), citations poétiques sous forme d’épigraphes, etc. Quel est le sens de toutes ces annotations ? L’auteur souligne que le langage musical et le langage extra-musical, bien que radicalement hétérogènes, ne cessent de renvoyer l’un à l’autre.

Au cœur de ce livre, il y a l’intuition que le langage musical ne peut rien dire de sa propre essence, alors que le langage extra-musical révèle si ce n’est le contenu au moins la présence du « mystère contenu dans le son ». Ainsi les annotations verbales manifestent-elles l’essence de la musique. Réciproquement, telle partition pourra dire le secret d’un poème situé à son frontispice. Le désir de marier le musical et l’extra-musical a conduit Schumann à noter dans la partition de son Humoreske pour piano une innere Stimme (voix intérieure) qui participe de chacun des deux langages : écrite en toutes notes, elle est cependant destinée à rester silencieuse, à ne pouvoir être que lue.

Pour Thomas Dommange, la musique meurt si nous arrêtons de parler d’elle et autour d’elle. C’est par la poésie qu’ils suscitent que nous transformons les sons en musique et faisons « d’un vulgaire palefrenier un chevalier poursuivant le Graal ». C’est pourquoi Dommange tient Hanslick (l’auteur de Du beau dans la musique, 1854) pour son adversaire. Hanslick incarne la conception formaliste de la musique : pour lui, la musique n’est rien d’autre que des « formes sonores en mouvement », elle ne renvoie qu’à son propre langage. Or, si Hanslick a raison, nous dit Dommange, toute parole sur la musique devient vaine (et il est alors illusoire de donner la primauté – comme le fait Hanslick – à l’analyse musicologique sur les autres types de discours). L’approche contraire – qui ne verrait aucune différence de nature entre la musique et le monde – n’est pas plus juste selon Dommange.

Le lien que l’homme musical entretient avec la musique est bien celui que les annotations en mots entretiennent avec le langage musical : un rapport fait à la fois d’extériorité et d’intimité. Selon Dommange, la musique tout entière est dans les mouvements qu’elle provoque : « Il y a musique quand, à l’extérieur des frontières tracées par son discours, quelque chose s’agite à son écoute. » L’expérience musicale – c’est une idée fondamentale pour l’auteur et elle aura des prolongements inattendus – nous fait entrer dans « un monde débarrassé du principe de causalité » : on ne peut, à partir des variations musicales, déduire les changements d’état de l’auditeur. L’extériorité du corps par rapport au langage musical explique aussi, par exemple, que l’usage du métronome (avec la précision qu’il permet) n’ait pas aboli celui des indications verbales de mouvement ; il demeure ainsi dans le tempo « une zone d’incertitude par où l’on rappelle la claudication des corps ». Comme les didascalies pour le théâtre, les annotations en mots sont le signe de ce qu’il n’y a pas de musique sans le surgissement d’un corps.

Quel est donc ce corps ? Ce n’est pas celui du compositeur, ni celui de l’interprète, mais celui de l’auditeur ; « c’est par lui que doit commencer tout discours sur la musique ». De cette priorité logique de l’auditeur (le compositeur lui-même est auditeur de son œuvre), on ne doit pas conclure à la subjectivité des mouvements qui l’animent : il y a des œuvres objectivement tristes, des œuvres objectivement dansantes, etc. L’expérience musicale est celle d’une transformation de l’être : « Toute musique est un navire où l’homme embarque pour se présenter dépouillé de lui-même. » Mais, selon Thomas Dommange, la musique n’atteint pas d’abord l’auditeur pour en faire ensuite un homme musical, « la musique est l’homme musical », l’écoute étant « la condition de possibilité de la musique ». Cette affirmation ontologique bouleverse la conception que nous nous faisons habituellement de l’interprétation. Il n’y a pas, nous dit Dommange, d’un côté par exemple les sonates de Mozart, et de l’autre leur exécution par Glenn Gould. Le travail de l’interprète consiste à savoir comment il entend telle ou telle œuvre, à exposer ce qu’elle est pour lui. Il faut donc « renoncer à toute essentialité de l’œuvre, ainsi qu’à toute idée d’interprétation » au sens traditionnel. L’homme musical construit un milieu transcendant qui lui est propre.

Si l’homme musical se révèle en particulier dans la musique, il existe aussi indépendamment de toute musique : il est « une modalité de notre être ». L’idée qu’il y a une manière musicale d’exercer quelque activité que ce soit a pu trouver d’autres défenseurs, mais elle prend chez Dommange une dimension inédite. L’homme musical est « un rêveur éveillé » qui se distingue par sa façon de ne pas faire ce que pourtant il fait, comme l’adolescent qui, se rendant à pied à ses cours un casque sur les oreilles, semble remettre à un autre la tâche d’aller au lycée ; l’homme musical est « celui qui déploie un réseau d’actions impuissantes à produire les effets qui leur sont pourtant intrinsèquement liés ». Cette impuissance est pour Dommange le critère de l’action morale. Il vaut mieux que l’homme, qui ne possède pas la sagesse, ne détienne pas non plus la puissance. Certes, ce n’est pas l’échec programmé d’une action qui la rend bonne, mais sa conformité à cette nouvelle expression de l’impératif catégorique kantien : « Accomplis ton action de telle sorte que les mouvements qui la composent ne soient jamais subordonnés causalement aux effets que pourtant ils visent. » L’auteur prend l’exemple ô combien douloureux de parents qui seraient amenés à abréger les souffrances de leur enfant perdu. Ces parents ne tueront pas leur enfant ; « les gestes qui produisent la mort et soutiennent l’action qui tend vers elle pourtant ne la visent pas ».

Dans la figure de Socrate, qui au moment de prendre la ciguë fit de celle-ci « une boisson fortifiante » (Chestov), Thomas Dommange voit le type de l’homme musical, impuissant et pratiquant l’humour, c’est-à-dire le hiatus entre les gestes et les fins. La mort de Socrate, dont les actions furent impuissantes au sens où l’entend Dommange, n’a pas fait cesser la recherche de la vérité. De même, le capitalisme, entreprise immorale selon l’auteur, disparaîtra, « mais non la vertu qui le condamne ».

Par antithèse, l’homme musical peut faire penser à ces vers de Shakespeare

The man that hath no music in himself,
Nor is not moved with concord of sweet sounds,
Is fit for treasons, stratagems and spoils.

Mais la force et l’originalité de ce livre lui sont des parrains suffisants.

Thierry Laisney

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