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La fiction absolue

Article publié dans le n°1068 (16 sept. 2012) de Quinzaines

À travers la description compacte de la vie d’un dictateur, Charly Delwart réfléchit le poids démesuré de l’existence, du passé, du pouvoir, la manière dont tout se réinvente toujours. Il profère le basculement vers l’irréalité et la puissance de la fiction.
Charly Delwart
Citoyen Park
(Seuil)
À travers la description compacte de la vie d’un dictateur, Charly Delwart réfléchit le poids démesuré de l’existence, du passé, du pouvoir, la manière dont tout se réinvente toujours. Il profère le basculement vers l’irréalité et la puissance de la fiction.

Né en 1941, aux confins de la Sibérie. Premier rejeton de Park Min-hun. Fils du Grand Meneur, dictateur du Kamcha du Nord. Cadre influent qui monte les échelons jusqu’au sommet. Cinéaste, metteur en scène d’opéra, théoricien, idéologue, général… Park Jung-wan veut tout être et n’est presque rien. Il est devenu le pouvoir absolu, déconnecté, enivré et effrayé de « sa propre capacité à projeter son ombre ». Il impose la farce d’un monde clos à un peuple entier, condamné à une réclusion totale. Il n’est plus un homme, mais « le cerveau d’un corps de dix-huit millions de personnes », démultiplié, omniprésent, démiurgique.

Charly Delwart suit l’itinéraire chronologique – de sa naissance à la disparition de son père – d’un homme instable en lutte avec sa propre identité, ses démons enfantins, le poids infernal d’un géniteur qui a modelé une nation à son image, lui imposant le mensonge d’une Histoire reconstruite à sa propre mesure, pour sa plus grande gloire. C’est la victoire absolue d’une révolution communiste extrême, jusqu’à l’absurde. Tout n’est que haine, peur, angoisse, mégalomanie et mensonge. Nous reconnaissons sans peine le parcours « possible » de Kim Jong-il, dictateur fantasque et terrifiant, à la coupe de cheveux improbable, presque ridicule s’il n’était le bourreau d’un peuple entier et que son pouvoir n’était total (1).

Pourtant, malgré les apparences et la précision maniaque du texte qui fourmille de détails et fait entrevoir toute l’organisation d’un système politique parfaitement étranger, Delwart ne limite en aucun cas son roman atypique à un parcours biographique, à l’écriture d’une vie dont la singularité et le mystère ordonneraient la matière d’une fiction vraie. Il en réfléchit les éléments, les relie et les assemble pour en faire s’extraire les principes aberrants, pour comprendre une autre réalité qui échappe dans un grand silence, et proposer, avec une audace impressionnante, la lecture d’un monde où la seule individualité qui demeure ne fait que dévorer les autres – la multitude – ravalés au rang de pures et lointaines abstractions.

Citoyen Park configure l’unicité et la pluralité, les renvoie à une manière d’inégalité générique, s’abîmant alors dans une forme extrême de disproportion. Delwart colle à son sujet, un homme que son enfance anormale, la disparition de sa mère, le remariage de ce père hissé au rang de légende, voire de divinité socialiste, sa solitude monstrueuse, la réinvention perpétuelle de sa propre biographie, poussent à s’enfermer en lui-même, à défaire la réalité, à proprement s’en jouer et à « se créer un monde parallèle ». Il n’a ainsi d’autre possibilité que de s’engouffrer compulsivement dans une vision pathologique de la réalité, se débrouiller de l’instabilité qui le conforme. Il n’est presque pas un individu, mais une multitude de représentations de soi, indéfiniment décalées, reprises, réordonnancées. Le mouvement même de son existence ne se résume qu’à « une réconciliation de tous les différents lui-même qui ne sont qu’un, réunis, qu’il est dans sa totalité ».

De la fragmentation de l’identité, de son éparpillement et de sa concentration aléatoires naît un rapport au monde distordu dans lequel le réel ne s’apparente plus qu’à la simple potentialité, la vérité à une variation narrative. Le monde n’est plus que l’immense champ d’expérimentation d’une fiction absolue et totalitaire. L’aberration d’un sujet unique contamine le monde concret, le réglant à sa mesure, opérant par d’incessantes duplications et dissociations qui font s’effondrer l’idée même de réalité, l’enfermant dans une pure projection d’un désir de soi. Park Jung-wan invente ainsi « un monde plus parfait », conçu comme une « surface », dans lequel se réunissent toutes les parts de son identité, de ses fantasmes et d’une vision du monde qui n’est plus qu’une dévoration permanente.

Depuis le département de la propagande et de l’agitation qu’il anime jusqu’aux films qu’il fait tourner pour célébrer la sainte parole du régime, faisant peu à peu disparaître toute autre référence, réduisant le réel à une image pensée dans ses moindres détails et toujours reconduite, sans merci, le « Cher Gouvernant », « travailleur de fiction », peaufine l’élaboration d’une réalité alternative qui occupe toute son existence, lui faisant inventer « une autre version du monde » où « tout est vraisemblable » et « les possibilités du monde infinies ». C’est « une réalité sans défaut », « plus brute », qui redouble le cheminement de l’esprit. Il faut remplacer sa vie par une légende, devenir à tout prix un « héros », retrouver le mouvement du désir qui oblitère la réalité, refonder sans cesse les formes du monde réel, jusqu’à la folie, sans toutefois nier la rationalité d’une conception absolue de l’image et du sens. Il met ainsi « un pied dans la fiction globale indissociable de la réalité immédiate ». Delwart parvient à reconstituer ce mouvement, à concevoir l’extension de la fiction à l’échelle d’un pays entier, à en démontrer à la fois la dimension monstrueuse et la puissance logique.

Citoyen Park, roman étouffant, assertif, porté par un langage qui obéit à des principes de réduction permanents, plus occupé de processus que de fluidité narrative, parvient à penser la déformation politique extrême, la radicalité du remplacement de tout par la fiction même, hors d’une conception strictement morale, sans passer toujours par le jugement. Delwart introduit une distance paradoxale avec ce qui l’occupe. En suivant son personnage démesuré, le laissant comme en suspens, toujours seul, réduit à lui-même, supprimant systématiquement toute possibilité d’altérité, il nous fait glisser au plus près de l’élaboration progressive de cette fiction absolue qui, dans un frottement avec une subjectivité exceptionnelle, nous la rend familière, appréhendable, acceptable. Ce tour de force provoque un malaise profond qui nous habite, nous perturbe et nous fait entrevoir un dangereux « vacillement ». 

  1. Il reprend la presque totalité des informations partielles et contestables que les spécialistes connaissent. À propos de la Corée du Nord on pourra lire : Pyongyang de Guy Delisle (L’Association, 2003) ou Des amis de Nam-Ryong Baek (Actes Sud, 2011).
Hugo Pradelle

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