Deux essais. Aragon en équation

Article publié dans le n°1235 (11 avril 2021) de Quinzaines

Alain Badiou
Radar poésie. Essai sur Aragon
Radar Poésie, essai sur Aragon sorti des presses en octobre 2020, issu d'une conférence, est un livre court, mais d’une très grande densité, comme si l’auteur avait cherché à mettre Ara...

Radar Poésie, essai sur Aragon sorti des presses en octobre 2020, issu d'une conférence, est un livre court, mais d’une très grande densité, comme si l’auteur avait cherché à mettre Aragon en équation, comme on pose un problème. On entre en effet très directement dans le dur, avec des formulations franches assises sur les concepts que le recul permet de construire, comme s’il s’agissait de trancher, enfin, dans le vif, tout en maintenant la complexité du lien entre littérature et politique : « Il sera ici question, peut-être selon une prise de risque poétique sans précédent, d’un lien intime entre l’art (en circonstance, la poésie) et la politique (selon son présent pur, entre 1930 en 1960, nommé “communisme”). »

Plus largement, et par renforcement du calcul des données, Alain Badiou se confronte à la conjonction non de deux mais de trois forces en cet homme hors du commun : le politique (le Parti communiste français comme source du poème), l'amour (l'autre cause absolue et maintenue), l'art poétique (l'homme traversé par le langage). Ce n'est pas nouveau en soi (les spécialistes d'Aragon savent que la tresse est bien serrée) mais Badiou, en chauve-souris (origine de la métaphore aragonienne, ce radar sixième sens du poète), trouve l'émotion en aveugle même : il lit très bien et avec une concentration extrême ce qui se passe dans le vers et entre les poèmes à des années de distance, et pense le Parti communiste en pesant, dans Aragon, la « patience » issue de l'expérience historique et la surprise toujours possible d'un avenir de matin clair (donné comme fenêtre aux générations futures). C'est un beau texte méditatif sur les liens entre littérature et politique (faut-il rappeler que Badiou écrit, véritablement) qui dit aussi beaucoup sur Badiou vieillissant et se regardant à l'âge où Aragon mourut. « Voici cet homme qui jusqu’au seuil de la mort, dans l’escalade du grand âge, porte le poème jusqu’à l’intensité de nouveaux désirs. Et ce n’est pas une restriction, ce n’est pas un abandon : c’est la nouvelle forme du même rapport désirant au monde, rapport tenu longtemps dans la discipline créatrice des objets, dans la sévérité de la politique communiste, dans la souveraineté d’Elsa, et puis, devenu solitaire, s’abandonnant à la multiplicité du monde, sans rien défaire, sans rien renier, sans rien abandonner. »

Ce n'est pas qu'un coup d'œil aigu et parfois ému sur une œuvre gigantesque (ce livre est aussi une courte anthologie poétique), c'est un bilan dialectique, un texte de deuil et d'éclats où l'idée pourtant demeure qu'un combat fut mené, dans le langage, par amour, avec l'histoire.

 

À signaler également

Faites entrer l’infini

Fidèle à sa formule, Faites entrer l’infini propose dans son n° 70 de décembre 2020 un numéro consacré à Aragon et ses parages, accompagné par l’œuvre d’un artiste qui donne sa cohérence graphique au numéro, en l’occurrence Marie Laurence Gaudrat. Outre un « Cahier Aragon » et un « Cahier Elsa », on trouvera une rubrique de chroniques qui réédite, entre autres, certains textes méconnus d’Aragon.

Les Lettres françaises

Plusieurs fois relancé depuis sa mort en octobre 1972, au format papier puis au format numérique, l’hebdomadaire Les Lettres françaises est désormais accueilli par les éditions Helvétius et revient vers le (beau) papier et une périodicité mensuelle. Autour d’une équipe resserrée, la ligne éditoriale s’inspire du grand modèle aragonien et se concentre sur les publications qui à ses yeux comptent.

Lire l’humain. Aragon, Ponge : esthétiques croisées
Alain Trouvé, ENS, 2018. 

Il ne s’agit pas seulement d’une tentative de passage en force d’une étude croisée de deux auteurs qui se sont estimés, à bonne distance, mais d’un parcours suggérant des points de convergence mis à la disposition de lecteurs, eux-mêmes invités à générer leur propre parcours dans l’essai, loin finalement d’un quelconque autoritarisme théorique. L’ouverture de l’ouvrage, d’une grande prudence, annonce une démarche qui suggère plus qu’elle n’impose, tout en maintenant l’intérêt culturel et esthétique du regard sur ces deux auteurs majeurs du XXe siècle.

Recherches croisées Aragon / Elsa Triolet n° 16 : « Le rayonnement international d’Aragon : un premier état des lieux »
Sous la direction d’Erwan Caulet, Corine Grenouillet, Patricia Principalli
Presses universitaires de Strasbourg, 284 p., 2018 

La revue Recherches croisées Aragon / Elsa Triolet (RCAET), qui existe depuis 1988, s’était d’abord spécialisée dans la recherche génétique (lire les deux premiers numéros qui contiennent des documents exceptionnels sur le processus de fabrication des œuvres) et s’est développée peu à peu en direction d’études plus transversales, sans perdre le goût des documents inédits. Le numéro 16, paru en 2018, s’intéresse à la réception de l’œuvre d’Aragon à l’étranger. À titre d'exemple, ce collectif s’ouvre sur une très belle synthèse des lectures américaines d’Aragon, qui insistent d’abord sur la dimension politique, les errances de l’engagement et du « mentir-vrai » mais se déploient aujourd’hui en direction de dimensions plus approfondies, preuve d’un intérêt constant de la recherche sur Aragon aux États-Unis dont atteste la liste des thèses qui lui sont, partiellement ou totalement, consacrées.

Luc Vigier

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