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Les Lettres françaises ou le monument vivant

Article publié dans le n°1235 (11 avril 2021) de Quinzaines

LES LETTRES FRANÇAISES. CINQUANTE ANS D’AVENTURES CULTURELLES
Sous la direction de Guillaume Roubaud-Quashie, avec le concours de Lukas Tsiptios Préface de Jean Ristat
Hermann, 2019, 1 018 p., 45 €

L’ouvrage est imposant et s’est constitué à peu près au moment où le mensuel dirigé par Jean Ristat sous le même titre renaissait à nouveau de ses cendres. L’entreprise méritait d’être menée, ta...

L’ouvrage est imposant et s’est constitué à peu près au moment où le mensuel dirigé par Jean Ristat sous le même titre renaissait à nouveau de ses cendres. L’entreprise méritait d’être menée, tant Les Lettres françaises, journal mythique de la Résistance française fondé par Jacques Decour (fusillé par les nazis comme le rappellera durant trente ans la une) et Jean Paulhan, s’est ensuite développé dans des proportions qui ont fait de lui, en particulier sous la direction d’Aragon à partir de 1953, l’un des plus grands hebdomadaires culturels du pays, bien au-delà du seul lectorat communiste. Comme le soulignent chacun à sa manière Guillaume Roubaud-Quashie, Jean Ristat et Serge Wolikow, il s’agit d’un véritable monument de la politique culturelle du PCF après la Seconde Guerre mondiale : Les Lettres françaises ne furent pas qu’un refuge de l’orthodoxie soviétique, appliquant à la lettre les consignes venues de l’Est, elles furent d’abord, sous la direction de Claude Morgan puis d’Aragon, le lieu d’une lutte intense et d’une négociation permanente entre les tenants d’une ligne dure, ouvriériste, et ceux d’une inventivité, d’une créativité et d’une intelligence bien plus souples au service desquelles Aragon mit toute son énergie, entouré par une équipe solide, très vite étendue à des spécialistes et des érudits venus de tous les horizons du savoir.

Appuyé sur les idéaux et la ligne éditoriale des Lettres françaises clandestines, financées à la fois par le PCF et les abonnements en France, en Europe et dans de nombreux pays sous influence soviétique, Les Lettres françaises affichent en effet dès 1944 une ambition démesurée : poursuivre sur le plan culturel, dans le domaine des arts comme dans le domaine des techniques et des sciences, le combat mené contre l’occupant nazi. Il s’agit bien de résister, encore et toujours, contre l’influence américaine, contre le capitalisme, contre la droite conservatrice, contre les fascismes et les haines, mais aussi contre l’idée de l’art bourgeois tel qu’on se le figure à l’époque, quitte à créer au sein de l’hebdomadaire une autre forme de conservatisme, lié notamment à l’aversion déclarée pour l’abstraction et le culte du dessin figuratif et de la peinture réaliste, totalement assumée par Aragon. Étrangement, cette ligne très stricte – d’où n’est pas absente le soutien aveugle aux dirigeants soviétiques –, qui s’assouplit un peu au début des années 1960, n’empêche pas un effet de corne d’abondance. Il suffit d’ouvrir un numéro des Lettres françaises pour s’en convaincre : le roman, la poésie, le théâtre, l’essai, l’histoire, la préhistoire, la musique classique, la variété, l’architecture, le design, la mode, la sculpture, l’urbanisme, le cinéma, la photographie, le dessin animé, le dessin de presse, la bande dessinée, à quoi viennent s’ajouter la vitalité des jeux, des publicités et des recensions d’expositions dans les musées et les galeries témoignent de la richesse culturelle de l’hebdomadaire.

L’anthologie des Lettres françaises reflète parfaitement cette diversité et cette dimension encyclopédique qui fait d’elle une sorte d’université à ciel ouvert où l’érudit comme le curieux peuvent trouver de quoi alimenter leur réflexion. La première section de cette anthologie, consacrée à la période de la clandestinité, replonge le lecteur dans les urgences et la violence des années 1942-1943 où le journal suit à la trace les écrivains collaborateurs. C’est l’époque (qui durera jusqu’à la fin des années 1950) où Sartre écrit dans Les Lettres françaises et dénonce l’attitude de Pierre Drieu la Rochelle, l’ancien ami d’Aragon devenu son persécuteur, c’est le temps de la Ballade de celui qui chanta dans les supplices, de la révélation des exécutions d’otages (les fusillés de Châteaubriant), plus tard des horreurs d’ Oradour, et l’on voit aussi passer des textes signés François Mauriac, Édith Thomas, Michel Leiris, Jean Tardieu et bien d’autres. La seconde section, « Les Lettres françaises, une revue hebdomadaire communiste moderne dans les après-guerres » ne cache rien de l’affiliation de l’hebdomadaire au « dispositif culturel du PCF », puis décline, selon le principe de l’anthologie, et en fidélité à la diversité et la curiosité du journal, « Poésie », « Roman », « Théâtre », « Cinéma », « Arts », « Idées », « Positions » à quoi viennent s’ajouter des entrées inclassables, regroupées sous le titre « Miscellanées complémentaires » avant de s’achever sur quelques textes parus dans Les Lettres françaises actuelles, sous la direction de Jean Ristat, refermant ainsi l’anthologie sur une ouverture et un héritage vivant du message initial. Ouvrage indispensable et efficace, joliment mis en page par les éditions Hermann, issu d’un travail de collecte mené par de jeunes chercheurs et encadré par des textes de synthèse confiés à des historiens et des spécialistes d’Aragon, il donne une idée de la richesse, maintenue contre vents et marées, par les Lettres françaises.

Mais impossible, même pour une anthologie aussi étendue, de traduire le vertige de l’hebdomadaire réel qui fut aussi une œuvre typographique, une orchestration par association des textes et des illustrations, une organisation visuelle dirigée par l’œil d’Aragon et de Pierre Daix, son rédacteur en chef, accompagnés de maquettistes de talent. On atteint dans cette œuvre de papier journal, par collage, par association, par succession d’illustrations constitutives d’un grand imagier, des effets sémantiques tout aussi intéressants que le contenu lui-même. L’anthologie, malheureusement peu illustrée, passe à côté de cette politique de l’image, pourtant centrale dans le projet aragonien. Pour voir Les Lettres françaises dans leur vitalité originale, on complètera donc la lecture de cette anthologie par la consultation des exemplaires disponibles sur le site Gallica.fr, qui propose des numérisations de l’hebdomadaire jusqu’en 1955. En dehors des références proposées par l’anthologie, qui passe un peu vite sur des travaux importants menés par d’autres équipes, on notera les actes du colloque sur Les Lettres françaises (Recherches croisées Aragon / Elsa Triolet n°14, « Les Lettres françaises », Presses universitaires de Strasbourg, 2013) et l’article de synthèse en ligne[1] sur Les Lettres françaises au CNRS, « Les Lettres françaises : de la Résistance à l’œuvre-monde ».

[1] https://eman.hypotheses.org/728.

Luc Vigier

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