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« Un sommet de la littérature universelle »

Le roman de Jean Giono Un roi sans divertissement (1947) a été republié l’année dernière dans une anthologie de la « Bibliothèque de la Pléiade » qui retrace le parcours d’une œuvre, de Colline, en 1929, à L’Iris de Suse, en 1970, l’année de la mort de l’écrivain.
Jean Giono
Un roi sans divertissement et autres romans
Le roman de Jean Giono Un roi sans divertissement (1947) a été republié l’année dernière dans une anthologie de la « Bibliothèque de la Pléiade » qui retrace le parcours d’une œuvre, de Colline, en 1929, à L’Iris de Suse, en 1970, l’année de la mort de l’écrivain.

Ce volume contient : Colline, Le Chant du monde, Pour saluer Melville, Un roi sans divertissement, Mort d'un personnage, Faust au village, Le Moulin de Pologne, L’Homme qui plantait des arbres, Ennemonde et autres caractères, L’Iris de Suse

« Un sommet de la littérature universelle » : telle est l’expression de Pierre Michon pour qualifier Un roi sans divertissement (Le roi vient quand il veut. Propos sur la littérature, Albin Michel, 2016). Si l’éloge est un peu péremptoire, Michon attirait notre attention sur une œuvre qu’on aurait tendance à enfermer dans les cadres trop étroits du « régionalisme » en la tenant à l’écart de la modernité (Sartre, Barthes, le nouveau roman, etc.). Il est vrai que le décor s’y prête : la Provence, Manosque, des contrées ancestrales, des mœurs archaïques… On n’a plus tellement envie d’y aller, bien que l’écologisme de L’Homme qui plantait des arbres (1953) soit aujourd’hui réévalué. Il en irait de même du Giono stendhalien, celui du Hussard sur le toit (1951), qui ne soulève plus guère d’enthousiasme. 

Avec Un roi sans divertissement, on découvrirait un autre Giono, le Giono chroniqueur, déjà perceptible dans le « réalisme merveilleux » ou les « flux de conscience » de Colline, le premier roman qui introduit une thématique récurrente et obsédante : l’expiation d’un crime, d’un mal qui ruine le repos, la quiétude, la tranquillité apparente, bucolique, de la nature. Ainsi le diable qui se déguise en auto-stoppeur dans la nouvelle Faust au village (1948). Au départ, dans Colline, on veut tuer un sanglier, puis l’eau d’une fontaine se tarit et on se met à rechercher un bouc émissaire, le responsable des malheurs à répétition qui s’abattent sur un hameau. Dans Le Chant du monde (1934), on assiste à une nouvelle guerre de Troie parce que le fils d’un bûcheron a enlevé la femme d’un homme à qui elle était promise. On se demande également ce que fuit Tringlot, l’ancien bagnard de L’Iris de Suse… 

Pour saluer Melville n’est pas que la préface à la traduction que Giono publia de Moby Dick en 1941. Il s’agit de l’histoire de la rencontre fictionnelle entre Melville et une femme, Adelina White, qui dévoile une part de la propre vie amoureuse de Giono qu’on a longtemps voulu tenir cachée. Nous renvoyons à l’article que Suzanne Citron a écrit sur l’essai inédit de son mari, Pierre Citron, le biographe de Giono, qui fut aussi un des éditeurs de l’œuvre complète dans la Pléiade (« Les Ordres étranges : sur les amours de Giono », Histoires littéraires, n° 55, juillet-août-septembre 2013). La formule est de Giono lui-même, utilisée dans Le Chant du monde pour désigner les mystères, les « ordres étranges » de la sexualité masculine. Si Giono a aimé sa femme, Élise, il aima d’autres femmes, dont Simone Téry, Hélène Laguerre et Blanche Meyer, son Adelina White. Il y a un faux air Giono, un air trompeur, presque pagnolesque.

Dès les premières pages d’Un roi sans divertissement, on est saisi par une forme qui bouscule nos préjugés. On perd pied. Le héros est un arbre, un hêtre, « l’Apollon-citharède des hêtres » qui inspire à Giono l’histoire qu’il s’apprête à écrire avec une extraordinaire rapidité d’exécution, du 1er septembre au 10 octobre 1946. La description de l’arbre devient cosmique, élève à l’échelle de l’univers le tragique de l’existence. Dans le pays de Trièves, une région alpestre dans le sud de l’Isère, on apprend qu’un assassin a tué quatre personnes et qu’il les dissimulait dans les hautes branches du hêtre. Toute la force du roman repose sur une multiplication de points de vue pour tenter de reconstituer ce fait divers. Les genres, les registres se mélangent dans l’imaginaire mythique de Giono, à la fois enquête policière, poème, drame, farce, « opéra bouffe ». L’action se passe entre 1843 et 1848 mais elle est racontée pour commencer par un narrateur en 1946 (l’époque de la composition du roman), puis par d’autres narrateurs à qui on a raconté ce qui a pu se passer ou qui ont été directement témoins. On est plus chez Faulkner que chez Stendhal. Très vite, l’enquête se transforme en quête avec l’arrivée de Langlois, le capitaine de gendarmerie, le « roi » sans divertissement, l’homme plein de misères des Pensées de Pascal.

Dans les entretiens de 1952 avec Jean et Taos Amrouche (Propos et récits, Gallimard, 1990), Giono répondait, pour expliquer le mobile d’Un roi sans divertissement, que l’ennui était la plus grande des malédictions. « De là, la création de tous les vices, de là, la création de tout ce que vous pouvez imaginer, de là, les crimes, parce qu’il n’y a pas de distraction plus grande que de tuer. » Le nom de l’assassin est M. V., « Monsieur Voisin », du village voisin, Chichiliane, Monsieur Tout-le-monde. Lorsqu’on le retrouve, Langlois comprend qu’il est un « homme comme les autres » et un abîme s’ouvre en lui. Plutôt que de l’arrêter, il préfère le tuer. Toute l’intrigue repose sur ce geste qui se répercute comme une onde de choc dans la suite du livre. Langlois sent monter en lui des pulsions criminelles, celles qu’il a cru refouler en tuant M. V. Par un détour invraisemblable (le pouvoir de la fiction), il s’identifie à lui. De justicier, il a peur soudain de se faire meurtrier. Dans le dialogue avec le curé, ou le prêtre, il joue le rôle du moribond. La grâce divine ne peut éloigner le « monstre » qui rôde à l’orée du village d’où l’on aperçoit « dans la nuit très noire la muraille très noire de la forêt ».

Trois « détonations » ponctuent, brisent l’histoire, créent une tension que magnifie, poétise l’écriture de Giono. Langlois tue M. V. à coups de revolver en prétextant un accident, puis il tue un loup de la même façon, enfin il se suicide en fumant un bâton de dynamite, juge l’assassin qu’il a en lui. Après la mort de M. V., Langlois démissionne et retourne dans le pays de Trièves en tant que commandant de louveterie. Les habitants du village ne le reconnaissent plus. Il n’est plus le même. Plusieurs personnages essaient de le divertir, de conjurer son ennui : une dénommée Saucisse, ancienne prostituée de Grenoble qui tient le Café de la route, le procureur royal, Mme Tim, une créole châtelaine de Saint-Baudille, Delphine, la femme qu’il finit par épouser. Rien n’y fait. Même son cheval noir, « qui savait rire ». Langlois ne réussit pas à oublier M. V.

Un jour, avec Saucisse et Mme Tim, il décide d’aller rendre visite à sa femme qui exerce le métier de brodeuse. En lisant cette scène, qui s’étire en longueur en révélant l’art romanesque de Giono, on a l’impression d’entrer dans une peinture ou dans un théâtre. On ne sait plus. Mme Tim digresse, Saucisse observe et Langlois contemple un obscur portrait de M. V. « Je ne voyais rien », raconte Saucisse, narratrice principale de la fin du roman. « Je ne voyais rien, où l’instinct me disait d’ailleurs qu’il ne fallait pas regarder. » Ce que nous ne voyons pas est l’angle mort du roman, quelque chose de monstrueux, le point de vue aveugle contre lequel nous butons sans parvenir à percer le « mystère » qui hante Langlois.

La citation de Pascal se double d’une citation de Chrétien de Troyes. À l’association arbre / cadavre, Giono ajoute l’association neige / sang. Les gouttes de sang d’une oie sur la blancheur de la neige que Perceval confond avec les fraîches couleurs du visage de son amie et qui le plongent dans une profonde rêverie. Langlois, avant de se donner la mort, semble vivre la même expérience lorsqu’il demande à une paysanne de couper la tête d’une oie. « Il était toujours au même endroit. Planté. Il regardait à ses pieds le sang de l’oie. » Le sang de l’oie sur la blancheur de la neige. À quoi pensait-il ? À sa Blanchefleur ? À la question qu’il n’a pas su poser ? Le Graal pour lui demeure lettre morte. Jean-Luc Godard s’en est souvenu plus ironiquement dans la scène finale de Pierrot le fou en rendant hommage à l’écriture explosive de Jean Giono, qui alluma de manière inattendue une des mèches de la nouvelle vague… 

Jean-Pierre Ferrini

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