En vitrine

Article publié dans le n°1002 (01 nov. 2009) de Quinzaines

Un premier roman étrange qui entreprend la littérature selon des principes scientifiques et qui se place dans une tradition déjà ancienne. Rivka Galchen écrit un roman d’amour dans lequel les sentiments se heurtent toujours à leurs propres limites. Un livre perturbant, savoureusement drôle et inquiétant.
Rivka Galchen
Perturbations atmosphériques (Atmospheric Disturbances)
Un premier roman étrange qui entreprend la littérature selon des principes scientifiques et qui se place dans une tradition déjà ancienne. Rivka Galchen écrit un roman d’amour dans lequel les sentiments se heurtent toujours à leurs propres limites. Un livre perturbant, savoureusement drôle et inquiétant.

Certains thèmes semblent habiter la littérature comme un loir son terrier, et rien ne semble pouvoir les épuiser, les empêcher de revenir toujours.Ainsi, le double – le doppelgänger(1) –, obsède les écrivains, synthétisant autour de lui à la fois les errances de la conscience humaine et donnant une forme à l’irrationnel, à ce que nous ne connaissons pas, à ce qui proprement nous hante. Rivka Galchen s’attelle à élaborer un autre roman qui refasse se jouer ensemble ces questions, les compliquant à l’envi, avec une forme de jouissance goguenarde et féconde. Elle construit un roman improbable qui parfois confine à l’incompréhensible, retombant sur ses pieds avec une virtuosité rare et une ironie subtile.

Perturbations atmosphériques nous plonge dans la vie de Leo Liebenstein, un psychiatre marié à Rema, une femme bien plus jeune que lui d’origine argentine. Tout bascule lorsqu’un jour elle rentre à la maison et que Leo réalise que, malgré son apparence en tous points similaire à son épouse, elle n’est pas Rema. Elle n’est qu’un « simulacre », un « ersatz », une « usurpatrice ». « (…) ce n’était pas Rema. C’était juste une impression, c’est comme ça que j’ai su », se ditil. Terrorisé, il se lance à la recherche de la disparue en compagnie d’un de ses patients qui est persuadé d’obéir à une organisation secrète qui, sous les ordres d’un savant nommé Tzvi Gal-Chen, lutte âprement contre les « 49 Pères quantiques ». De New York à Buenos Aires en passant par la Patagonie Leo essaiera de comprendre qui est cette créature, quelle est sa place, s’il a perdu l’esprit, si tout est faux, faisant se confronter ce qu’il croit être vrai à ce que lui dicte son cœur, luttant contre les évidences, pris au piège de ce « sosie » étrange. Galchen renouvelle ainsi le thème du double en l’intégrant à la perception que l’on a de l’autre plutôt qu’exercé sur soimême, elle réfléchit ainsi les changements de la réalité dans le temps, s’interroge sur l’amour et le sens que nous lui conférons.

Le roman fonctionne selon le modèle de la complémentation, c’est-à-dire qu’il opte pour des choix qui ne relèvent pas de la logique mais bien de ce que l’esprit dicte à partir de ce qu’il perçoit. Le percept devient alors surpuissant, l’erreur s’érige en vérité, le plus invraisemblable acquiert une certaine forme de réalité. Ainsi, nous voyons ce que nous voulons voir, ce que nous nous attendons à voir dans une forme incomplète, nous comblons des vides par ce qui nous arrange. C’est le plaisir de l’erreur consciente. Le potentiel s’apparente au vrai. Le livre entreprend d’interroger ce processus, de déconstruire cette évidence, faisant se défaire en quelque sorte la réalité. Le monde s’effondre parce que la conscience qui le saisit se délite elle-même dans cette opération du sens qui ne repose que sur une vraisemblance. Le possible ne pouvant être le juste, le monde n’est plus qu’un labyrinthe de signes incompréhensibles qui offrent une multitude d’interprétations que le héros ne peut définitivement choisir. Il est empêtré dans le doute, incapable de se saisir de la réalité, de lui donner une forme qui lui permette de (re)vivre normalement. Galchen construit son roman sur cette infinité interprétative, sur l’instabilité du réel plutôt que sur lesfaits. Cela donne un livre éprouvant, teinté d’un humour à la causticité jouissive, qui nous plonge dans le trouble profond d’un être qui ne sait plus rien, se départ de la rationalité et choisit, presque délibérément, la connivence avec ce qui n’est pas, ne peut pas être.

Perturbations atmosphériques est un roman de l’erreur. Pourtant, le doute persiste, et c’est l’aventure de leur interprétation qui occupe tout le livre, donnant les clefs d’un esprit qui s’égare. Les signes que la réalité sème sans cesse laissent se profiler tous les possibles, toutes les aberrations.Tout est possible parce que toutes les erreurs sont en germe, rien n’est impossible puisque l’esprit dé-sensé, double, peut tout envisager comme vrai. Galchen fait de l’espace littéraire le lieu même de tous les potentiels, elle ouvre le roman à l’infinité du sens, le libère en quelque sorte de la lecture rendue elle-même impossible puisqu’illimitée. Le livre se fait l’espace global, l’endroit où tout se joue : la science, l’identité, l’altérité, l’amour. Et tout devient alors jeu, comme si la conscience n’était qu’un énorme Rubik’s Cube où toutes les combinaisons sont possibles.

Ce marivaudage entre pensée scientifique et complications sentimentales, ce duel entre la conception du savoir et l’aléatoire de l’émotion, la logique et les possibles, transforme un roman d’amour en aventure du sens et vice et versa. Le tour de force de Rivka Galchen est de faire tout en même temps et de dissimuler sans fin l’un derrière l’autre, offrant ainsi un objet littéraire non identifié. Le sentiment, l’affection, s’interprètent selon le degré de perturbation entre l’esprit et la réalité, le plus commun se dissimule derrière le plus savant, le quotidien derrière l’exceptionnel. C’est une longue chaîne qu’il est presque impossible de démêler et qui nous confronte à l’impossibilité de fixer le sentiment, de le circonscrire et le comprendre vraiment. Nous sommes confrontés au grand mystère, à l’irrationnel, à ce qui nous défait. Pourtant, comme saisi au milieu du discours incohérent de Leo, l’écrivain semble choisir en disant que « c’est l’amour qui est au centre de tout ».

1. Il serait trop long d’énumérer la multitude d’œuvres qui, en particulier depuis le Romantisme allemand, s’inquiètent de cette figure. Citons celles d’Hoffmann, Dostoïevski, Maupassant, Stevenson, Conrad, Borges ou encore Murakami.

Hugo Pradelle