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Le labyrinthe de la violence

Article publié dans le n°1075 (01 janv. 2013) de Quinzaines

Un document fascinant (paru aux États-Unis en 1991) qui ordonne la genèse d’une des plus impressionnantes séries télévisuelles de ces dernières décennies et fait s’interroger sur la nécessité de la fiction.
David Simon
Baltimore. Une année dans les rues meurtrières
Un document fascinant (paru aux États-Unis en 1991) qui ordonne la genèse d’une des plus impressionnantes séries télévisuelles de ces dernières décennies et fait s’interroger sur la nécessité de la fiction.

1988. Baltimore. Une « année pourrie » au cœur d’une « ville pourrie ». Celle que David Simon, journaliste au Baltimore Sun, a passé comme « stagiaire » auprès des policiers de la brigade criminelle de la ville, les suivant, de jour comme de nuit, au tréfonds d’un « cauchemar » qui semblerait ne pas avoir de fin.

Il témoigne, chronologiquement, dans une sorte d’ivresse lucide, d’un univers obscurci « où la violence d’une journée est noyée sous la violence de la suivante » et où déambulent des policiers qui ressemblent à des « spectres », à la recherche d’eux-mêmes autant que de la vérité.

Son enquête a la puissance des faits implacables. Elle nous trouble, jusqu’à la nausée. S’y répètent sans limites la même brutalité, les mêmes crimes atroces, la même violence stupéfiante. Il y a quelque chose d’envoûtant dans les manières de cycles – du temps, des saisons, des enquêtes, des vies des policiers et des victimes… – qu’il décrit avec une précision obsédante, comme porté au-delà des affects, dans une forme extrême de lucidité. Il nous plonge dans le maelström d’une réalité que nous peinons à reconnaître, touchant quelque chose de profond dans les mécanismes de refoulements collectifs d’une certaine part barbare, des gestes infâmes qui dénaturent apparemment l’humanité et que peu d’êtres parviennent à supporter.

Simon fréquente, jusqu’à « faire partie des meubles », ces hommes aguerris à l’effroi et rend compte de leur existence, feuilletant le terrifiant album « des histoires du sanctuaire du commissariat, pages anciennes d’un livre du chaos sans commencement ni fin ». Baltimore s’apparente à une exégèse de « leur destinée collective ». Car, au-delà d’une immersion passionnante au cœur d’un service de police qui nous fait percevoir l’âpreté répétitive et traumatisante d’un métier souvent atroce et nous initie à des méthodes bien éloignées de celles que véhiculent les images d’Épinal confites de sciences criminelles abstruses, David Simon ausculte la nature d’une socialité, ses enjeux moraux, les conditions mêmes de l’existence. Ainsi, il ne se complaît pas, malgré une construction par variations successives, dans un simple catalogue sinistre, mais analyse et révèle, toujours par le biais du réel le plus cru, brusquement exhibé, ce qui sourd de nos sociétés et les hante.

Baltimore au plus près. L’ambitieux récit de Simon sinue au gré des événements décrits, évoluant comme au hasard, empruntant à la fois à la ponctualité – les péripéties sont légion et nous nous y égarons bien souvent – et à la durée, s’attachant à des enquêtes et à ceux qui les mènent, brossant les portraits de quelques figures exemplaires qui nous permettent de nous identifier à quelques parcelles d’humanité, de ne pas nous égarer totalement dans le labyrinthe de la violence. Car il est frappant de voir que le narrateur n’est pas du côté des victimes, qu’il n’entonne pas une litanie complaisante, mais qu’au contraire il se préoccupe des vivants, de ceux qui s’attachent à rendre possible la justice, une forme impérative de rétribution qui les fait tenir malgré l’horreur qu’ils supportent obstinément. « Vous parlez pour les morts. Vous vengez ceux qui sont perdus pour le monde », écrit-il, tristement admiratif. Le livre y gagne en empathie, en dynamisme et en amplitude.

Le regard de Simon est précis, ses mots simples, crus, et rien ne semble lui échapper. En observateur pointilleux, il ne nous épargne aucun détail, aussi sordide ou vulgaire soit-il. À partir des situations qu’il décrit, de la complexité qui peu à peu s’en dégage, Simon entreprend méthodiquement chaque pan social qui touche à ces faits relégués – ainsi, les structures judiciaires, médicales, sociales, administratives, médiatiques et politiques sont traitées par blocs thématiques. L’énorme récit opère de cette façon par un jeu de focales alternées – procédé ô combien cinématographique – qui permettent au narrateur de s’attacher aux détails les plus prosaïques sans jamais oublier de resituer son propos dans un ensemble plus vaste et plus complet. Au cours de sa plongée au cœur de ce microcosme, Simon interroge toutes les tensions qui (dé)structurent une ville gangrenée : les rapports entre les Blancs et les Noirs, les riches et les pauvres, les hommes et les femmes, les centres et les périphéries, comme les dimensions politiques et morales qui les sous-tendent ou les incarnent… C’est dans sa capacité à convoquer tous les outils des sciences sociales sans jamais oublier de revenir à la matière vivante, humaine, qu’il observe que Simon dépasse le simple témoignage.

« Ce livre est un travail de journalisme » assume-t-il dans son éclairante postface. Nous ne le jugerons donc pas à l’aune de la littérature. Car, avouons-le, le style peine à entretenir la lecture de ce presque millier de pages, le rythme souffre d’une certaine irrégularité et l’ennui s’installe à intervalles réguliers dans cette étouffante plongée dans le réel… Mais pas plus que dans la vie dont il témoigne. Simon a le courage de maintenir le cap, de prendre le risque d’une forme de disparité, d’une tension entre la description et l’analyse qui, hétérogènes, s’assemblent plus ou moins bien. Et c’est dans une forme de paradoxe que se joue l’enjeu de ce texte atypique, dans sa potentialité même, dans ce qui se noue entre un exceptionnel travail documentaire et l’élaboration d’une fiction extrêmement riche et foisonnante qui fascinera plus tard des millions de téléspectateurs (1).

En effet, le texte ne se lit pas ex nihilo mais, au contraire, dans une forme d’anachronisme, au regard de ce qu’il rend possible. Si, dans Baltimore, David Simon réfute la fiction pour n’affirmer qu’une pure observation du réel, tout dans le récit – jusqu’à ce qui y manque et met le lecteur en difficulté – tend à combler un vide. Ainsi, son texte s’apparente à une matrice qui permettra ensuite d’élaborer, à partir d’un matériau rigoureusement accumulé, un discours plus achevé et plus complexe, d’adopter un « ton colérique, politique » pour dénoncer une réalité sur laquelle il faut agir, pour comprendre ce qui travaille une société, la blesse, la décompose et la recompose sans fin. La série mythique The Wire s’en nourrira et y puisera toute sa puissance, en reprendra toute la mécanique, semblant faire avouer à son auteur que le réel ne suffit pas !

  1. Il s’agit de The Wire, série en cinq saisons diffusée entre 2002 et 2008. Ses auteurs ont été invités aux Assises du roman en 2011. Un autre texte de Simon sert de base à cette série : The Corner (Florent Massot éd.).
Hugo Pradelle

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