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Enfin des poèmes

Enfin des poèmes, on les attendait. Mais revenons un peu en arrière. 2021. C’était un été qui ressemblait à l’automne. Sous le kiosque à musique du parc Montsouris, des pékins s’initiaient à la gestique du tai-chi-chuan, comme à Beijing sur la colline du Charbon, mais on n’était qu’en Île-de-France. Mauvaise nouvelle. La poésie avait foutu le camp du poème depuis longtemps.
Raphaël Laiguillée
Reprendre pied
Enfin des poèmes, on les attendait. Mais revenons un peu en arrière. 2021. C’était un été qui ressemblait à l’automne. Sous le kiosque à musique du parc Montsouris, des pékins s’initiaient à la gestique du tai-chi-chuan, comme à Beijing sur la colline du Charbon, mais on n’était qu’en Île-de-France. Mauvaise nouvelle. La poésie avait foutu le camp du poème depuis longtemps.

Elle se trouvait partout, excepté là où elle devait se trouver. Le cinéma, les installations, les performances, la chanson, le slam et même la publicité. Les temps étaient difficiles. Le plus dur à digérer, pour le patron, c’était d’admettre que tout cela était la faute des poètes. Un certain Apollinaire l’avait de toute façon annoncé : « Dans un autre quartier/Rivalise donc poète avec les étiquettes des parfumeurs. » On allait l’écouter. Cette fois-ci c’était décidé, finis les enfantillages, il fallait passer au roman pour de bon, peut-être même au polar. Deux cents pages « bien ficelées » nous permettraient de nourrir les enfants et de quitter définitivement le milieu pour s’installer incognito à Honolulu. C’était sans compter sur Reprendre pied, de Raphaël Laiguillée.

Ça commence pourtant mal. Un premier livre. Un nom trop français pour être honnête. On apprendra par la suite qu’il s’agit là d’un pseudonyme. La courtoisie pousse à lire les premiers vers :

haut les coudes !
en garde les coudes !
prenant le petit noir du lundi au vendredi entre 7 h 45 et 7 h 55
au café l’Imprévu
les coudes en silence lisant des oiseaux dépliés
prenant accoudés des nouvelles du monde à un mètre de
quiconque prenant des nouvelles du monde

Et rien ne va plus. On la reconnaît. Pas de doute, c’est bien elle. On l’avait perdue de vue. La poésie, que beaucoup ont fait s’exténuer dans la contemplation d’elle-même. Bien en peine de la définir. Elle échappe aux sertissages rhétoriques et comme le dit Frédéric Musso : « Chaque fois qu’on veut l’isoler, comme d’une molécule, elle s’évanouit ; de même, certaines étoiles ne sont visibles que lorsqu’on fixe leur voisine. » Ici, quelle est l’étoile voisine qui nous fait percevoir ce scintillement radical qui va nous pousser à lire tout l’ouvrage sans coup férir ? Ce sont les colonnades d’un petit péristyle du quotidien, qui auraient tout aussi bien pu convenir pour un passage de roman, un article de journal ou une recette de cuisine, mais qui dans leur disposition, leur violente idiosyncrasie, nous amènent de force dans une rue parallèle, semblable à ces public alleys qui nous font sortir de l’espace connu à peine les a-t-on empruntées. Les coudes comme des rémiges ; le petit noir ; les cinq jours de la semaine ; l’heure matinale et ces dix minutes précises qui pourraient tout aussi bien s’écouler dans une salle d’attente ou d’embarquement ; le café L’Imprévu qui redit dans l’enseigne le petit noir avant le blanc du déploiement à venir : le presto agitato qui décalotte l’ensemble comme la tête d’un poulet : tout d’un coup le silence des coudes ; tout d’un coup, sans le nommer, le journal, celui-là même dont Baudelaire disait qu’il ne comprenait pas qu’une main pure puisse le toucher ; journal qui sans le nommer devient volatile, ombrage le solipsisme de ces étranges animaux prenant des nouvelles côte à côte du monde en ne faisant du bruit que d’eux-mêmes. Noir en soi comme noirs les caractères d’imprimerie. On songe aux mots de Duchamp : « Tout est tautologie sauf le café noir. » On songe aux mots de Breton : « Le mot le plus exaltant dont nous disposions est le mot COMME, que ce mot soit prononcé ou tu. » On songera d’ailleurs à beaucoup d’autres noms durant la lecture de l’ouvrage, signe qui démontre, dans la friction des contraires, que ce livre ne ressemble à rien d’autre qu’à lui-même, comme si l’une des définitions possibles de la singularité était justement qu’elle engendre une multiplicité de rapprochements possibles. Ne ressembler à rien serait être pareil à tout.

C’est ici l’ouverture magistrale d’un livre composé de deux parties, « Reprendre pied avec une gaule » et « Reprendre pied avec la banane », dans lesquelles des poèmes d’une étonnante richesse de tons, de registres et de formes se succèdent, prenant tous à revers les poncifs et les habitudes de la poésie contemporaine. Développements, glossolalies, incantations, chants sacrés, narrations simples, élégies, vers bandés à l’extrême concision, libres et parfois même fixes, ici un sonnet, là des quatrains d’alexandrins. Tout semble permis et l’on perçoit paradoxalement de la rigueur partout.

Donnez-moi l’essoreuse à larmes
l’écarteuse de bras
la spatule à baisers
donnez-moi le cruciforme à cru
le fil à lèvres la meuleuse de dents
donnez-moi la mortaiseuse

Donnez-moi l’arc à sarcasme
donnez-moi du cyanure de Cioran
dans une chope de Schopenhauer
Donnez-moi la fourche à treize piques et le couteau fourbe
pour manger à la table du diable le tartare de vipère et la surprise au curare

Et ce qui nous secoue, au sens physique du terme, c’est cette impression d’extrême liberté, d’insolence dans le geste doublée d’une parfaite maîtrise de la route. Comment ose-t-il ? D’où vient donc cela ? De quelle manche nous sort-il cela ? Autant de questions qu’on ne s’était pas posées avec autant de prégnance depuis d’anciennes lectures et grandes joies pélagiques.

Mais trop de bavardage. Il se fait tard et je crois bien que nous sommes suivis. On a posé Reprendre pied sur la banquette arrière de sa Ford Galaxy décapotable. On s’arrête dans un garage au bord de la route. C’est la mort qui a assassiné Belmondo. On lance en hommage au petit garçon du pompiste un : « — Dis donc petit, ça te plairait une voiture comme ça ? — Oui… — Ben t’en auras jamais », avant de démarrer en trombe. Mais revenons un peu en arrière. Enfin des poèmes, on les attendait.

Guillaume Decourt

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