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Article publié dans le n°1161 (14 nov. 2016) de Quinzaines

Un « contemporain capital » : la formule d’André Rouveyre à propos d’André Gide pourrait tout aussi bien s’appliquer à André Malraux, tant son œuvre s’est fait l’écho d’un siècle traversé par la tourmente et le tragique de l’Histoire. Avec une exigence de lucidité mêlée d’idéalisme exalté, et un souci d’engagement dans l’action – autant combattante que politique –, Malraux a montré une rare capacité à transformer en enjeux esthétiques les débats de son siècle, tout en faisant de la littérature le lieu d’un questionnement angoissé sur la condition de l’homme. L’écrivain Malraux n’est certes qu’une facette d’un personnage multiple, complexe, et à bien des égards énigmatique. Mais c’est tout de même dans ses textes qu’on peut le mieux le saisir. La chance en est offerte par le volume que publie la Pléiade à l’occasion du quarantième anniversaire de la mort de l’écrivain, et qui réunit un choix de ses textes parmi les plus significatifs.
André Malraux
La condition humaine et autres écrits
Un « contemporain capital » : la formule d’André Rouveyre à propos d’André Gide pourrait tout aussi bien s’appliquer à André Malraux, tant son œuvre s’est fait l’écho d’un siècle traversé par la tourmente et le tragique de l’Histoire. Avec une exigence de lucidité mêlée d’idéalisme exalté, et un souci d’engagement dans l’action – autant combattante que politique –, Malraux a montré une rare capacité à transformer en enjeux esthétiques les débats de son siècle, tout en faisant de la littérature le lieu d’un questionnement angoissé sur la condition de l’homme. L’écrivain Malraux n’est certes qu’une facette d’un personnage multiple, complexe, et à bien des égards énigmatique. Mais c’est tout de même dans ses textes qu’on peut le mieux le saisir. La chance en est offerte par le volume que publie la Pléiade à l’occasion du quarantième anniversaire de la mort de l’écrivain, et qui réunit un choix de ses textes parmi les plus significatifs.

Les Œuvres complètes de Malraux occupent six volumes dans la Pléiade, rassemblant romans, écrits sur l’art et essais. L’intérêt de ce dernier volume, anthologique, est de présenter un condensé de cette œuvre abondante, au lyrisme parfois effusif, en en faisant saillir les aspects les plus variés et parfois méconnus. Si La Condition humaine a été retenue comme titre générique (et non pas L’Espoir, ici absent, bien que peut-être plus étonnant et littérairement plus audacieux), c’est parce que ce titre, paru en 1933 et salué par le prix Goncourt, formule sans doute le point focal de toutes les préoccupations de Malraux. Qui sommes-nous et que pouvons-nous, dans un monde apparemment déserté de Dieu, mais où subsistent, intacts et à jamais inapaisés, le désir de donner sens à la vie, l’ambition de la grandeur, l’idéal d’une fraternité jusque dans la mort – et comment donner sens à celle-ci par l’action, l’art, l’amour, l’engagement politique ? 

Ces questions reviennent, explicites ou sous-jacentes, dans les textes de ce volume : les romans y côtoient la critique d’art et les interventions du ministre de la Culture du général de Gaulle, les récits s’y mêlent aux essais (par exemple sur Laclos, Goya et Saint-Just), au discours de l’orateur enflammé et soulevé par l’émotion rendant hommage à Jean Moulin lors du transfert de ses cendres au Panthéon. Tous ces textes associent le pathétique, la réflexion, le sens de la tension dramatique. Ils mobilisent une culture multiple et non académique, sauvage presque dans la façon dont Malraux en joue. Ils sont dominés par un sentiment tragique de l’Histoire, et portés par un lyrisme vibrant quand il s’agit de célébrer les figures admirables des soldats de l’an II, de Victor Hugo ou de Jean Jaurès. 

La publication de ce volume est l’occasion de relire La Condition humaine, et de voir en son auteur un écrivain somme toute assez peu soucieux de style (et donc très éloigné de l’écriture contemporaine des auteurs de la Nouvelle Revue française), mais visant surtout une efficacité dramatique : les phrases scandent le récit comme les événements le font de l’action ; et le texte accède à une sorte de grandeur épique dans les épisodes les plus pathétiques. On retrouve les figures inoubliables, et complexes, de Gisors, Tchen (le révolutionnaire exalté et à qui l’exaltation tient lieu de mobile révolutionnaire), et surtout celle de Kyo, le double manifeste de Malraux (à la fois lui-même et celui qu’il aurait voulu être, profondément engagé dans l’action, jusqu’au sacrifice). Le récit de sa mort, à la fin, lorsque l’insurrection est écrasée par les troupes de Tchang Kaï-chek, est un des passages romanesques les plus denses de la littérature du XXe siècle. Kyo, dont les compagnons sont jetés dans la chaudière d’une locomotive pour y être brûlés vifs, se suicide avec la conscience double de la grandeur et de la vanité dérisoire de son engagement. Le passage est orchestré comme un chant d’église ; les voix vibrantes des prisonniers font entendre un chœur de la souffrance humaine qui se magnifie en un oratorio funèbre. Que reste-t-il finalement ? Lorsqu’à la fin du livre la leçon est tirée par May, la femme de Kyo, la dernière notation est celle d’un « orgueil amer ».

Le « désir de déité » que le roman a mis en scène – à travers les trois expériences de l’amour, de la drogue et de l’engagement politique – se résout dans cette amertume finale. À l’image de cette fin, la pensée de Malraux oscille toujours entre l’exaltation lyrique et le sentiment du dérisoire, entre la bouffonnerie et l’inquiétude tragique. D’un côté le Royaume-Farfelu, récit paru en 1928, et qui s’ouvre sur une invocation aux « diables frisés », de l’autre l’oraison funèbre de Jean Moulin, et Lazare (1974), longue méditation narrative sur la maladie et les expériences de la mort entrevue. C’est bien la mort en effet qui résonne comme une basse continue obsédante dans la pensée de Malraux – dont la notice biographique rappelle que son père s’est suicidé en 1930. Pour cet athée qui rêve pathétiquement de transcendance, elle questionne par avance tous les moments de l’existence. Hanté, comme l’avait été Dostoïevski, par la « figure de l’homme » souffrant, Malraux a publié en 1935 un article consacré à Louis Guilloux, intitulé significativement « Le sens de la mort », et qui conclut à la mission de l’art : « Le plus grand art est de prendre le chaos du monde et de le transformer en conscience, de permettre aux hommes de posséder leur destin. » 

C’est pourquoi tous les textes que Malraux a consacrés à l’art et à la littérature sont traversés de réflexions sur la destinée humaine, la seule question sans doute à laquelle il accordât vraiment de l’importance. Quel est le geste de l’artiste ? Celui de Rodin, lorsqu’il entreprend son Balzac : « Séparer de l’humanité biographique le personnage surhumain digne d’avoir créé La Comédie humaine, comme la tradition a séparé d’un Dante inconnu le profil aquilin digne de son Enfer ». De même, s’agissant de Goya : « Pour ce portraitiste illustre, que le visage individuel a peu d’importance ! Dans le possédé, le possédé importe moins que le démon. » Pour l’auteur des Antimémoires, qui refusait la confidence autobiographique et moquait le « misérable petit tas de secrets » de la vie privée, l’art est précisément cette transfiguration qui confronte l’homme à ce qui l’habite et le dépasse. 

Pour autant, Malraux a été très attentif aux formes modernes et contemporaines de l’art et notamment au cinéma, comme le rappelle opportunément ici son « Esquisse d’une psychologie du cinéma », ensemble de notes prises au cours du tournage de L’Espoir et riches de réflexions éclairantes ; il y montre l’art cinématographique comme l’aboutissement d’une conquête du mouvement, qui a traversé l’histoire de la peinture ; il y affirme la spécificité du cinéma parlant, qui « n’est pas plus un perfectionnement du muet que l’ascenseur n’est un perfectionnement du gratte-ciel ». La dernière phrase, restée célèbre, dit toute l’ambiguïté de ce « septième art » : « Par ailleurs, le cinéma est une industrie. » 

Dans tous ces textes, l’écriture de Malraux alterne deux modalités presque opposées, qui sont sa marque personnelle. Une capacité d’égarement, qui déjoue les poncifs académiques et les attentes du lecteur par une pensée transversale qui fait communiquer des registres opposés, ou échafaude une histoire hypothétique : « Si Giotto, et même Clouet, avaient voyagé en Asie […] Que Rubens ou Delacroix eussent fait le même voyage ». Cette pédagogie du décentrement, qui use et abuse de la figure d’autorité de l’auteur, est aussi une façon de surprendre en renversant les évidences. Malraux excelle aussi, à l’inverse, dans la formule synthétique, parfois proche d’un sophisme d’orateur destiné à marquer les esprits en se dispensant d’une argumentation par un raccourci saisissant : « Ce qu’appellent les gestes de noyés du monde baroque n’est pas une modification de l’image, c’est une succession d’images ; il n’est pas étonnant que cet art tout de gestes et de sentiments, obsédé de théâtre, finisse dans le cinéma… » 

Bien avant de devenir ministre de la Culture, Malraux n’oublie jamais, manifestement, qu’il s’adresse à un public. Ce n’est pas un hasard si, dans La Condition humaine, un passage fait état du sentiment d’étrangeté que provoque chez Kyo l’audition de sa propre voix enregistrée. Où donc saisir la voix authentique de Malraux ? Peut-être dans les moments les plus dramatiques de ses récits, là où la littérature affronte l’indicible de la souffrance et l’angoisse de la finitude, comme dans bien des passages de Lazare : « En face de la mort, le commandant Berger donne au bonheur un rôle outrecuidant […] Ce n’est pas lui qui m’intéresse : c’est la voix des profondeurs entendues dans la sape, hurlante ou étouffée par le silence de la forêt […] Sous le ciel que striaient encore les barres obliques des réservoirs en feu, des ombres sortaient comme des prisonniers sélénites, de tuyaux gigantesques laissés là par quelque entrepreneur ». 

La voix de Malraux sait tisser de la sorte les notations triviales et les réflexions de surplomb sur la condition humaine, dans des instants dramatiques découpés sur fond d’ombres angoissantes.À la fin de l’hommage à Jean Moulin, Malraux évoque de même le « long cortège d’ombres défigurées » qui accompagne « la marche funèbre des cendres que voici ». Il n’aura eu de cesse de célébrer ce rite sacrificiel, comme dans une oraison funèbre, de psalmodier la grandeur de l’homme écrasé par le tragique de l’Histoire. La célébration est chez lui un ensevelissement, comme il l’affirme à propos du travail de l’écrivain dans l’article sur Louis Guilloux : il s’agit pour l’artiste « de faire des hommes avec des ombres, et de sauver ce qui peut être sauvé des vies les plus dérisoires en les ensevelissant dans ce qu’elles ignoraient de grand en elles ».

Daniel Bergez

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