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Fantaisiste et grave

Article publié dans le n°1069 (01 oct. 2012) de Quinzaines

On ne donnait pas cher de Behrouz quand il est né, prématuré. À part sa mère qui n’en voulait pas et puis ne cessa de l’aduler, personne ne croyait que l’enfant grandirait. Et puis l’envie de vivre, d’amuser et de rêver a fait le reste, et Behrouz, « le meilleur des jours » en persan, a eu le temps de vivre, et de mourir. Sa vie est au cœur du premier roman de Yassaman Montazami.
Yassaman Montazami
Le meilleur des jours
On ne donnait pas cher de Behrouz quand il est né, prématuré. À part sa mère qui n’en voulait pas et puis ne cessa de l’aduler, personne ne croyait que l’enfant grandirait. Et puis l’envie de vivre, d’amuser et de rêver a fait le reste, et Behrouz, « le meilleur des jours » en persan, a eu le temps de vivre, et de mourir. Sa vie est au cœur du premier roman de Yassaman Montazami.

La narratrice est la fille de Behrouz. Peu importe que ce roman soit ou pas autobio­graphique. Quand il a une portée universelle, quand le lecteur se croit né à Téhéran dans une famille de la bonne bourgeoisie et qu’à l’instar du héros il rêve d’un autre monde, on s’interroge peu sur le lien entre auteur et narrateur. Et ici, Behrouz rayonne. On le voit d’abord enfant, couvé par sa mère qui s’inquiète, comme bien des mères de Méditerranée (de mer Caspienne ou mer Noire aussi), de ce qu’a mangé ou va manger le petit, jusqu’à lui faire livrer une banane à l’école par un chauffeur. Cette préoccupation ne la quitte pas, et les dernières lignes du roman, très belles, montrent une vieille femme désarçonnée qui a couvert d’une cloche le repas de son fils, pour son retour, désormais improbable.

D’autres femmes entourent Behrouz : Zâhra d’abord, son épouse, et Bibi. La première est son épouse et elle vit avec lui à Paris. Elle est la mère de la narratrice. Elle est belle, il l’aime depuis les années passées à Téhéran, quand le Shah régnait encore. Mais Zâhra a pour particularité de ne pas aimer, d’être insensible à l’amour qu’il lui porte. Il s’en va, rentre à Téhéran désormais en pleine révolution khomeyniste, et retrouve Bibi. Elle était la meilleure amie de Zâhra et sa rivale silencieuse lorsqu’elles ont connu Behrouz. Elle s’est effacée : « Elle avait choisi de faire passion commune avec son aimé, acceptant de n’être pas l’objet de la sienne, jouissant presque en secret de la similitude de leurs flammes respectives. » Bibi, elle-même mariée depuis longtemps avec Darius, s’étant alors jetée dans le mariage, « comme on se lancerait dans le vide par une fenêtre ». Peu importe, ils formeront une sorte de ménage à trois, les deux hommes s’entendant parfaitement. Les ragots et remarques sarcastiques ou ironiques ne les blesseront pas. Quand il rentre à Paris, il habite chez son ex-épouse. L’idée de posséder un lieu à lui ne l’a jamais effleuré, et ce mode de vie lui convient, sans déranger Zâhra.

Et puis il y a tous les amis, les compagnons, les réfugiés qu’on héberge à Paris. L’hospitalité est une valeur-clé pour le couple que forment Behrouz et Zâhra. L’histoire se déroule entre la fin des années Pahlavi et les premières années du nouveau régime. La répression qui s’abat sur les militants de gauche, laïcs et marxistes en tête, est aussi sévère avant qu’après 1979. Et selon le verbe qu’emploie la narratrice, elle broie quand elle ne pilonne pas. Mais commençons par Shadi Khanoum, épouse d’un colonel proche du Shah, enfermé à ce titre dans une geôle de Téhéran. Elle a eu le temps de fuir, de cacher deux diamants sur elle, et elle habite chez Behrouz. Entre le marxiste convaincu et la monarchiste qui ne doute de rien, l’entente est quasi parfaite. Elle donne lieu à quelques échanges très amusants quant à la princesse Soraya répudiée par le Shah à qui elle ne pouvait donner d’héritier. À force de lui donner à penser, il arrive que Behrouz, le gauchiste, donne la migraine à sa compatriote monarchiste qui s’était posé peu de questions jusque-là.

Cette cohabitation met surtout en relief la personnalité étonnante de Behrouz. Longtemps occupé à une thèse de doctorat qui pourrait en faire l’égal de Marx, son philosophe de chevet, il abandonne un jour, sentant que la mission excède toutes ses forces. Et puis il aime trop rêver et faire des farces pour se consacrer à un tel travail. La liste de ses facéties est longue, et la narratrice qui admire ce talent naturel en donne quelques exemples que le lecteur découvrira au gré de courts chapitres. L’une d’elle, le montrant se muer soudain en mendiant, montre combien l’humour de cet homme est proche d’une gravité qui confine au sacré. On s’amuse de choses terribles mais jamais on ne se moque ni n’abîme.

Le rire se fige plus encore quand le héros rentre en Iran et retrouve ses amis d’autrefois. Beaucoup, tel Bijan, son plus proche ami, celui avec qui il espérait commencer une révolution avec les paysans du Lot, sont sortis brisés des cinq années passées dans les prisons de la République islamique. Ghaffar a moins souffert sur le plan physique ; on l’a seulement empêché de publier. Il aimait parler des jeunes filles, de l’amour et dans un régime aussi dévot le sujet passe mal. Ghaffar s’est consolé en consolant – de façon toujours platonique – les pauvres jeunes femmes qui sortaient du poste de police après une nuit de garde à vue parce qu’elles avaient montré leurs cheveux, leurs pieds nus, ou passé du temps dans un jardin public avec un ami, sans être mariées.

La pression du pouvoir et de ses sbires est insidieuse et angoissante. La narratrice, encore petite fille, craint que la chanson révolutionnaire apprise de son père, air qui tourne dans sa tête, ne soit entendue des policiers ou douaniers qui l’accueillent à Téhéran. Cette chanson peut valoir la mort alors qu’elle dit surtout le lien qui unit un condamné à mort et sa petite fille dans l’Iran impérial, celui de la SAVAK, de la toute-puissance du Shah… Le temps a passé, rien n’a bien changé.

Le roman de Yassaman Montazami a la grâce de celle qui écrit, petite fille éblouie par ce père surprenant, et la gravité de l’adulte à même de montrer le décor des ans qui défile. L’intime et le monde se mêlent en de courts chapitres, comme autant de vignettes parfois drôles et légères, parfois douloureuses comme une trahison des espérances. La brièveté de l’ensemble est une qualité ; on n’en a que plus envie de lire d’autres romans à venir. 

Norbert Czarny