Sur le même sujet

A lire aussi

Fontana perfore, figure, transforme

Ici, plus de deux cents œuvres très différentes, parfois contradictoires, de l’artiste Lucio Fontana (1899-1968) surprennent ; elles émeuvent. Elles interrogent la notion ambiguë de l’espace, celle des matières malmenées et métamorphosées, celle de nouveaux corps picturaux.

EXPOSITION
LUCIO FONTANA
Rétrospective
Musée d'Art moderne de la ville de Paris
11, avenue du Président-Wilson, 75016 Paris

Catalogue de l'exposition
Sous la direction de Choghakate Kazarian et Sébastien Gokalp
Éd. Paris Musées, 306 p., 49,90 

Ici, plus de deux cents œuvres très différentes, parfois contradictoires, de l’artiste Lucio Fontana (1899-1968) surprennent ; elles émeuvent. Elles interrogent la notion ambiguë de l’espace, celle des matières malmenées et métamorphosées, celle de nouveaux corps picturaux.

Déjà, auparavant, deux remarquables expositions consacrées à Fontana ont été montrées : d’abord en 1970 (deux ans après la mort de l’artiste) au musée d’Art moderne de la ville de Paris, puis (en 1987) au MNAM (Centre Georges-Pompidou). En décembre 1987, La Quinzaine littéraire (n° 498) observait la diversité et l’éparpillement étonnant des gestes variés de Fontana…

Selon des moments successifs (mais aussi souvent simultanément), il choisit les figures ou l’abstrait, le géométrique ou des surfaces apparemment hasardeuses, le pictural ou la sculpture, les corps précis ou une ambiance (un environnement), les néons ou la « lumière obscure » de Wood, la méditation solitaire ou la collaboration avec des architectes… Ici, aujourd’hui, en 2014, cette exposition riche et perspicace excite et donne à penser. Aujourd’hui, des artistes jeunes du XXIe siècle s’intéressent à l’intelligence de Fontana, en particulier à son amour de l’éclectisme, à son goût des torsions baroques, à sa passion des recherches scientifiques.

Tour à tour, Fontana se révèle acharné et désinvolte, violent et méthodique, patient et rapide. Dans l’exposition actuelle, des films et des photos mettent en évidence les gestes de l’artiste, ses attentes, ses décisions. En 1987, dans un texte, l’historienne de l’art Fanette Roche-Pézard décrit « une main volante » de Fontana, une manière d’effleurer le papier, sans peser, sans insister, en une sorte de désinvolture juste des dessins, en une légèreté subtile. Et, dans d’autres circonstances, le support est attaqué avec brutalité, avec une sauvagerie (probablement contrôlée), avec une férocité limitée.

Tu redécouvres les céramiques convulsives de Fontana, leurs couleurs intenses et troublantes. En 1938-1939, il expose des « majoliques géologiques » qui (selon un poète italien) seraient venues d’un « voyage antédiluvien ». En 1938, Marinetti et Mazzotti observent sa céramique chatoyante. Il publie en 1939 La mia ceramica : « Je suis sculpteur et pas céramiste. […] Couleur et forme indissolubles, nées d’une identique nécessité ». Surgissent un crocodile dangereux et ironique, les fonds marins (poulpes, coquillages, seiches, crabes), les papillons lourds et visqueux, d’étranges lions roses, une banane et une poire inquiétantes.

Certains critiques italiens évoquent un « mauvais goût » de ces céramiques jugées démodées, décadentes, trop raffinées. Fontana (virtuose) s’oppose à la tradition classique et au modernisme de certains fascistes. Il a voulu fabriquer un « aquarium pétrifié et brillant », une vie animale rigide et vitreuse. Il écrit : « J’ai modelé de nouveaux coquillages, des écueils et des poulpes et des animaux hautement étranges bien qu’existants. […] J’ai amené dans les ateliers qui ont servi à dresser toutes les tables des rois de France un minotaure en laisse qui donnait des coups de canne aux paniers de porcelaine et aux allégories en biscuit ».

Entre 1947 et 1955, Fontana multiplie les céramiques polychromes et les formes frénétiques et échevelées. Il représente les hommes et les chevaux agités dans les batailles, les guerriers tourmentés, le dragon sinueux, Arlequin et Colombine qui se hérissent, la souffrance du Christ crucifié qui se déforme. Dans ses céramiques, il malaxe la terre ; il la tord ; il la triture ; il la broie ; il l’écorche ; il la violente ; il fausse les formes ; il les déguise.

Dans une grande partie de ses recherches artistiques, il crée des trous (buchi), des fentes (tagli), des balafres et des taillades, des failles et des hiatus, des cavités et des césures, des ouvertures, des distances, des intervalles. Il perfore. Il lacère. Il perce le papier, la toile tendue, le métal, la terre. Il ne veut pas réduire un geste à une pure provocation, ni à un simple scandale, ni à une profanation, ni à l’iconoclasme. Il se situe loin du nihilisme, loin de Nietzsche, loin de la destruction de la peinture, loin de la désagrégation et de tout sabotage. Fontana veut plutôt rencontrer le vide et le néant.

Mais, pour lui, ce néant serait une des possibilités du travail créateur et peut-être la meilleure voie, une véritable chance. Il serait peut-être proche de la pensée des taoïstes. Vers la fin de sa vie, il écrit en des formules en partie énigmatiques : « Mon art est tout porté sur cette pureté, sur cette philosophie du néant qui n’est pas un néant de destruction, mais un néant de création. Et l’entaille, le trou, ce n’est pas la destruction du tableau, c’est bien une dimension au-delà du tableau. » Il vise alors l’infini : « Je veux ouvrir un espace, créer une nouvelle dimension de l’art, entrer en rapport avec le cosmos qui s ‘étend à l’infini au-delà de la surface du tableau. » Il cherche l’impossible : « Avec ses inventions, l’homme a, depuis une centaine d’années, engagé l’humanité vers l’impossible. »

Tu observes alors la variété heureuse des trous. Une taxinomie des béances étudie leurs aspects, leur grandeur, l’état des bords, la matière des supports transpercés, la couleur privilégiée… Dans certaines œuvres, des pierres, des éclats de verre, des paillettes mettent en évidence les aspérités de la surface accidentée… Telle série des œuvres se nomme Quanta ; elle évoque l’hypothèse des « quanta » d’énergie, que Planck, Einstein, Bohr ont étudiée…

Certaines œuvres (1961) s’intitulent Venezie en hommage aux coupoles de Saint-Marc, au miroitement de l’eau… Avec des plaques (en cuivre, en laiton, en aluminium), il évoque les gratte-ciel de New-York : Metalli (1961-1968)… Trente-huit toiles parmi les plus célèbres (1963-1964) de Fontana s’appellent Fine di Dio. Pour Fontana, « la fin de Dieu signifie l’inconcevable, la fin de la figuration, le début de rien » ; et ces ovales transpercées sont aussi nommées : Les œufs célestes… Se trouvent aussi cent soixante-dix Teatrini (Les petits théâtres) entre 1964 et 1966 ; ils comportent des toiles et des cadres (raffinés et découpés) en bois laqué ; ces Teatrini proposent des arabesques, des paysages, des silhouettes.

Tu erres devant les œuvres de 1926 à 1968. À tels moments, tu perçois des spirales, des cercles, des ovales, des tourbillons, des figures flottantes, des dispersions (régulières ou irrégulières), des constellations, etc. Ou bien, les fentes évoquent le sexe des femmes. Tu relis, alors, un poème de Saint-John Perse : « Étroite la mesure, étroite la césure qui rompt en son milieu le corps de la femme, comme le mètre antique. » Et le peintre Ad Reinhard trouvait, paraît-il, les œuvres de Fontana « trop érotiques ».

En 1959-1960, Fontana sculpte les boules en terre cuite, creusées et fendues ; certaines d’entre elles sont éditées en bronze. Ces boules s’intitulent les Nature. Elles sont toujours montrées en groupe. En argot italien, le mot Natura désigne parfois le sexe d’une femme. Fontana note devant ces boules : « J’ai pensé en les réalisant à des mondes inconnus, aux astres. » Consciemment ou non, Fontana s’oppose à la conception de l’Être, selon Parménide, qui serait une sphère parfaite, s’équilibrant partout elle-même. Fontana est du côté de l’éclatement de la sphère. L’Être peut être perforé, brisé.

Gilbert Lascault

Vous aimerez aussi