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Gérer l'instable, le dérèglement, les brouillards

Surprenante, immense, cette exposition du Grand Palais occupe 3 700 m2. Elle réunit 200 œuvres et installations créées par 142 artistes, par des groupes. En une centaine d’années, ils conquièrent l’abstraction, des matériaux modernes, des avancées technologiques (1).

EXPOSITION

DYNAMO

Un siècle de lumière et de mouvement dans l'art 1913-2013

Grand Palais

10 avril - 22 juillet 2013

 

Catalogue de l'exposition

sous la direction de Serge Lemoine

Éd. RMN-Grand Palais, 368 p., 350 ill. coul., 45 €

Surprenante, immense, cette exposition du Grand Palais occupe 3 700 m2. Elle réunit 200 œuvres et installations créées par 142 artistes, par des groupes. En une centaine d’années, ils conquièrent l’abstraction, des matériaux modernes, des avancées technologiques (1).

Allègres, optimistes, inventifs, méthodiques, ces créateurs se situent loin de tout retour au passé, de toute sensiblerie, loin du pathétique, du tragique, du romantisme, loin du sentimentalisme, loin du figuratif et de la narration, loin de la mélancolie, de toute confession, de toute complaisance. Ils croient au progrès, à la science, aux techniques neuves, à la modernité, à la curiosité, à des recherches inattendues.

Avec espoir, avec enthousiasme, avec joie, ils imaginent des événements qui bouleversent, des instants heureux, des sensations inconnues, des lumières déplacées et mouvantes. Ils travaillent vers une utopie joyeuse. Ils sont des rebelles ; ils s’opposent à l’académisme, au tachisme, à l’art informel, à tout réalisme, aux objets ; ils refusent toute représentation, toute imitation du réel. Ces créateurs choisissent des champs de forces, des structures mobiles et changeantes, le mouvement des formes simples et géométriques, la puissance de l’immatériel, la perception perturbée des spectateurs, les repères perdus, la désorientation, l’égarement espiègle.

De 1913 à 2013, les groupes (parfois admirés) et les artistes indépendants gèrent l’instable, le dérèglement, les brouillards, les brumes, les nuées, les éclairs, les scintillements, les éclats violents et les ambiances douces, les intensités, les éblouissements, un aveuglement provisoire, parfois un vertige, des étourdissements, des lueurs intermittentes, des jeux, des vibrations, les oscillations, les couleurs changeantes… À la manière d’un laboratoire scientifique, les spectateurs subissent des épreuves, des expérimentations, des tests, des essais et des erreurs ; ils trouvent tantôt l’inquiétude, tantôt les jouissances ; ils sont incertains ; ils s’interrogent ; ils réfléchissent… Assez souvent, dans l’exposition, la passivité des spectateurs est remise en cause ; ils collaborent (avec discrétion) avec l’artiste ; ils agissent. Ils deviennent acteurs quand ils se déplacent, quand ils cherchent un nouveau point de vue ; parfois, ils se contentent seulement d’appuyer sur le bouton, de l’arrêter ou de recommencer. Les spectateurs ne sont pas des cobayes, ni des sujets obéissants de l’expérience. Ils prennent conscience de l’instabilité du réel, des matières métamorphosées, de leur corps troublé, de leur vision modifiée, de l’espace chaotique…

Par exemple, en 1963, à la troisième Biennale de Paris, le GRAV (le Groupe de recherche d’art visuel) invente son Labyrinthe, un enchaînement de plusieurs cellules hétérogènes. Il rassemble Julio Le Parc, François Morellet, Joël Stein, Garcia Rossi, Yvaral, Francisco Sobrino. Le GRAV est contestataire. En 1961, le GRAV avait lancé un tract critique et ironique qui s’intitulait Assez de mystifications. Le GRAV s’oppose aux œuvres stables, irremplaçables, à l’« Artiste Unique et Inspiré », au regard cultivé (ou esthète ou dilettante). Selon le GRAV, « L’ŒIL HUMAIN est notre point de départ ». Il précise : « Chaque œuvre doit avoir une part de possibles et une instabilité qui provoque des mutations visuelles. » Dans ce labyrinthe, tu trouves des cloisons réfléchissantes, des cylindres en rotation, des éclairs aveuglants.

Ou bien, la créatrice japonaise Fujiko Nakaya (née en 1933) réalise, devant le Grand Palais, le Bassin de brouillard (Cloud Installation). L’eau-brouillard est générée par 373 diffuseurs de brouillard et un système de moteur de pompe à haute pression. La diffusion du brouillard est réglée afin de laisser apparaître et disparaître les nymphes sculptées de la fontaine. Le spectateur, le mécanisme et les éléments de la nature dialoguent.

Ou encore, trois artistes allemands créent le groupe Zero. Sur une affiche (1963), un manifeste poétique s’inscrit : « Zero est silence. Zero est commencement. Zero est rond. Zero tourne. Zero est la lune. Le soleil est Zero. Zero est blanc. Le désert est Zero. Le ciel au-dessus de Zero. La nuit. Zero coule. L’œil Zero. Nombril. Bouche. Le lait est rond. […] Zero est beau. Dynamo dynamo dynamo. […] Zero est commencement. Zero est rond. Zero est Zero. »

Et Jean Tinguely (1925-1991) affirme : « Tout bouge. Il n’y a pas d’immobilité. […] Cessez de résister à la transformation. Soyez dans le temps. Soyez stable avec le mouvement. » Il évoque une vie libre des machines : « Si vous entrez dans le jeu de la machine, peut-être qu’on a une chance pour faire une machine joyeuse. C’est-à-dire par joyeuse, je veux dire libre. »

Ou encore, Anne Veronica Janssens (née en 1956) précise : « Je m’intéresse à ce qui m’échappe, non pas pour l’arrêter dans son échappée, mais bien au contraire pour expérimenter l’insaisissable. » Elle est proche du taoïsme. Elle accepte « des pertes de contrôle, revendiquées comme des expériences actives »…

À l’intérieur de cette exposition de la Grande Galerie, tu découvres les miroirs (concaves, convexes, mobiles), les tubes fluorescents, les trames métalliques, le plexiglas, les néons, les métaux divers (acier, cuivre, aluminium, etc.), de multiples moteurs, la laque, les filtres colorés, les brumes, le bois peint, le caoutchouc, l’acrylique sur toile, des balles de ping-pong, les installations lumineuses, des chiffres, les aimants, un panneau de contrôle électronique, un générateur de fréquences et de sons, etc.

Parmi les multiples titres des œuvres exposées, tu notes : Lent mouvement giratoire, Meta-Malevitch, Trois grilles se déformant, Matrix III, Dreamachine, Zoom in an Endless Room, Schwarze Sonne, Même les étincelles d’amour sont de petites explosions…

Au XXe et au XXIe siècle, un grand jeu artistique se poursuit et, sans cesse, il se métamorphose. S’entrelacent le sérieux et l’humour, les méditations et les gags, le savoir et les facéties, la logique et les divertissements, la gravité et les plaisirs. Les créateurs tenaces cherchent l’insaisissable.

  1. Cette exposition et son remarquable catalogue scientifique sont dirigés par Serge Lemoine, commissaire général, professeur émérite de l’université Paris Sorbonne. Apparaissent aussi des textes précis de Matthieu Poirier, Marianne Le Pommeré, Domitille d’Orgeval, Pascal Rousseau, Markus Brüdelin.
Gilbert Lascault