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Article publié dans le n°1108 (01 juil. 2014) de Quinzaines

Anatole Broyard (1920-1990) fut pendant longtemps critique littéraire au New York Times. Ce n’est qu’après sa mort qu’on a appris qu’il était noir. Pourtant, dans cette chronique posthume, les couleurs sont presque aussi fondamentales que les mots : dans le New York des années quarante, les artistes et les intellectuels s’emballent pour la peinture abstraite comme pour Kafka. Cela explique-t-il que Broyard ait pu faire abstraction de ses propres racines ?
Anatole Broyard
Kafka faisait fureur
Anatole Broyard (1920-1990) fut pendant longtemps critique littéraire au New York Times. Ce n’est qu’après sa mort qu’on a appris qu’il était noir. Pourtant, dans cette chronique posthume, les couleurs sont presque aussi fondamentales que les mots : dans le New York des années quarante, les artistes et les intellectuels s’emballent pour la peinture abstraite comme pour Kafka. Cela explique-t-il que Broyard ait pu faire abstraction de ses propres racines ?

Anatole Broyard écrivait en anglais. La précision est importante s’agissant d’un critique pourvu d’un nom et d’un prénom français. De fait, il est né à la Nouvelle-Orléans dans une famille catholique d’anciens colons français. C’est ce qu’il raconte dans ce récit, enfin disponible en France (vingt et un ans après sa publication initiale en 1993). L’auteur n’a jamais révélé qu’il était noir, pas plus ici qu’ailleurs. Son secret a été dévoilé après son décès et suscita la polémique. Henry Gates, célèbre professeur d’études afro-américaines à Harvard, y a consacré un article dans The New Yorker, en critiquant Broyard pour son silence. Et dans l’univers romanesque, le cas Broyard est censé avoir inspiré au moins un romancier, et pas des moindres : jusqu’à ce que Philip Roth le démente en 2008, tout le monde voyait en Broyard celui qui avait inspiré le personnage de Coleman Silk dans La Tache.

Est-ce capital ? Est-il possible d’écrire une confession intime et provocatrice tout en cachant une identité qui semble être, aux yeux des autres, ce qui compte le plus ? À l’époque de Twitter et de Facebook, la question peut paraître absurde. Pourtant, dans Kafka faisait fureur, Anatole Broyard nous en convainc. Par ailleurs, ce texte se focalise sur les années 1946 et 1947, comme si la vérité d’une vie pouvait se résumer à quelques événements clés, comme si certains moments d’une intensité extrême, le plus souvent vécus dans la jeunesse, définissaient tout un trajet. En réduisant ainsi sa vie à quelques éléments essentiels, Broyard rend hommage à ces peintres abstraits qu’il prétend ne pas comprendre mais qui sont omniprésents dans son livre, ne serait-ce qu’à l’arrière-plan.

Broyard aime ce qui est matériel, et les mots en font partie. Du coup, il réussit à maintenir un équilibre délicat entre le « réel » et l’abstrait tout au long de son récit. On en arrive même à se demander s’il n’a pas inventé de toutes pièces des incidents afin d’illustrer la portée d’un terme ou d’une expression. Cela donne l’impression d’une mise en abyme, non pas au plan métafictionnel mais au plan microscopique, le récit prenant une coloration magique, voire surréaliste.

Ne faut-il pas alors rendre hommage à Anatole Broyard par les moyens mêmes qu’il emploie, en soulignant dans son livre la mise en exergue de quelques termes ou de quelques images ?

Sheri, prénom de sa petite amie. Dans un récit où l’auteur ne cesse de rêver du Paris des années vingt, on ne peut s’empêcher de lire ce prénom à la française : chérie. C’est la girlfriend qui résume à elle seule celles d’avant et celles d’après. En effet, le livre est divisé en deux grandes parties intitulées « Sheri » et « Après Sheri ». Que représente-t-elle au juste ? Elle est peintre, et se situe à la frontière entre le concret et l’idéal : « Elle tenait davantage de l’œuvre d’art que de la jolie fille ». Ses mouvements sont comme « une lente chorégraphie… comme s’il fallait qu’elle se souvienne chaque fois de la façon dont se comportaient les humains ». Est-elle vraiment humaine ? En tout cas, l’auteur la décrit comme un « aperçu de ce qui était encore à venir, une invention pas tout à fait au point mais qui s’avérerait capitale, un signe avant-coureur ou un présage, tel l’éclatement des objets dans le cubisme ou l’atonalité en musique ». On pense à L’Ève future de Villiers de L’Isle-Adam. Il y a quelque chose de mécanique et d’industriel chez Sheri, elle sera comparée à La Machine à gazouiller de Paul Klee, et le narrateur finira par la considérer comme « une maladie nouvelle ».

Le langage. Dans le Village de l’après-guerre, toute activité est subordonnée à la linguistique. Que ce soit la conversation : « Elle affectionnait les métaphores et les généralisations hâtives, le genre de choses que les écrivains français mettent dans leur journal intime. » Ou le sexe : « Je me représentais alors l’acte sexuel comme une sorte de dialogue avec questions-réponses, mais dans notre cas ça ne menait jamais qu’à davantage de questions, jusqu’à ce que nous paraissions englués dans un débat philosophique. Au lieu de la proverbiale tristesse post-coïtale, je ressentais plutôt une forme de désespoir sémantique. »

Quand le narrateur rencontre Anaïs Nin, la mère « spirituelle » de Sheri qui habite alors la treizième rue, il se rend compte que les deux femmes « déformaient leur langage à la manière des femmes chinoises qui déformaient leurs pieds autrefois ». Quand Sheri lui annonce qu’elle a un « mauvais cœur », il est perplexe : avec elle, on ne sait jamais si elle parle au sens propre ou au sens figuré. Les habitants du Village se distinguent non seulement par leurs propos mais par la manière dont ils prononcent les sons. Un soir, pendant l’acte d’amour, Sheri se met à crier. Ses cris à elle ne sont pas les habituelles voyelles ouvertes qui remontent depuis le diaphragme, mais proviennent du sinus, « telle une sirène d’usine » qui rappelle au narrateur un vers d’un poème surréaliste : « Le cri oblong de la hyène ».

La famille. En 1946, Anatole Broyard ouvre une boutique de livres d’occasion sur Cornelia Street dans le West Village. À l’époque, les habitants du Village n’établissent pas de frontière entre eux et les livres. Ceux-ci sont la seule vraie famille de Broyard, ses oncles et ses tantes. Cela explique peut-être l’échec de sa psychanalyse, qu’il a arrêtée après onze séances, en se rendant compte qu’il avait « une littérature en lieu et place d’une personnalité ». Et puis les livres présentaient aussi cet avantage : protéger le lecteur du sexe.

Le sexe, on y arrive enfin. Pour les filles du Village, issues de la classe moyenne et de la bourgeoisie, « le sexe était de l’art moderne », un « suicide sans conviction ». La nostalgie qui traverse ce récit n’est jamais aussi forte que dans ce dernier chapitre consacré à la sexualité. À cette époque prérévolutionnaire, les amants étaient encore gênés, ils avaient conscience de leur « nudité morale ». L’auteur compare la beauté d’une fille « debout, les bras derrière le dos pour dégrafer son soutien-gorge » à celle d’une crucifixion. Mais on ne savait pas encore parler. Après l’acte, les partenaires restaient allongés sur le lit dans un mutisme froid.

De la même façon, tout en livrant son âme à ses lecteurs, Broyard garde un silence pudique. Ce qui ne nous empêche pas de l’aimer.

Steven Sampson

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