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Dans la sécheresse

Article publié dans le n°1108 (01 juil. 2014) de Quinzaines

En redécouvrant, dans une nouvelle traduction d’une rigueur exemplaire, ce grand roman de Graciliano Ramos (paru en 1938), on est pris d’un vertige proche de celui qui saisit à la lecture de « Pedro Páramo » de Juan Rulfo.
En redécouvrant, dans une nouvelle traduction d’une rigueur exemplaire, ce grand roman de Graciliano Ramos (paru en 1938), on est pris d’un vertige proche de celui qui saisit à la lecture de « Pedro Páramo » de Juan Rulfo.

« Pourquoi est-ce qu’il fallait qu’ils soient toujours des malheureux, à toujours fuir dans la brousse comme des bêtes ? » Pourquoi les pauvres doivent-ils tout endurer, pourquoi leur désarroi ne cesse-t-il jamais, pourquoi les mots leur manquent-ils toujours pour exprimer leur détresse, pourquoi la nature les accable-t-elle ? Pourquoi le monde est-il si dur, sauvage, impénétrable ?

Tant de « pourquoi » hantent ce splendide roman ! Car Vies arides consiste en un suspense terrifiant, une longue attente rongée d’angoisses. On y rencontre les douleurs fondatrices de l’être, l’effroi de ne pouvoir s’extraire de sa condition, et jusqu’aux rêves cachés qui s’anéantissent dans un monde immobile. Ainsi, les treize brefs chapitres qui le composent – ce sont des nouvelles, que l’écrivain a rassemblées pour construire un roman cohérent – constituent un cycle qui résume l’existence de paysans épuisés de vivre dans le sertão desséché du Nordeste brésilien. Fabiano, sa femme Sinha Vitória, leurs deux enfants et leur chienne Baleine, errent dans un semi-désert, fuyant une sécheresse abominable, se fixent dans une ferme délabrée, essaient d’y survivre un temps, puis fuient une fois encore, comme si le malheur ne connaissait pas de terme… Ramos raconte leur arrivée, leurs occupations quotidiennes, décrit leurs gestes, la nature inhospitalière, le froid saisissant, la chaleur écrasante, la faim qui les consume ; leur dureté, leurs fragilités et leurs silences.

Vies arides pourrait n’être que la description d’une vie paysanne laborieuse et pénible, un énième roman social, une dénonciation réaliste et désespérée. Mais tout dans ce livre d’une grande intensité confine à l’illumination. Le plus simple y acquiert une force, une grandeur sublime. Le destin figé de ces êtres frustes en vient à incarner le silence et la souffrance des humbles. Comme d’autres grands écrivains qui décrivirent cette région désolée du Brésil – Rachel de Queiroz et João Guimarães Rosa pour ne citer qu’eux –, Ramos transmue la description du malheur en une interrogation sur la nature de l’homme, ses silences, l’espoir et les illusions qui l’animent, le grand vide qu’il affronte. Ainsi, s’il « avait de la malchance, Fabiano voulait l’affronter, avoir les forces de l’affronter et de la vaincre. Il ne voulait pas mourir. Il était caché dans la brousse comme un tatou. Coriace, lourdaud comme le tatou. Mais un jour il sortirait de sa tanière, il marcherait la tête haute, il serait un homme ». Ramos, suivant à tout moment et au plus près chacun de ses personnages, entreprend de comprendre la douleur d’un homme qui « vivait enchaîné comme un bouvillon qu’on attache au piquet pour le marquer au fer rouge ».

Plutôt que de chercher seulement à décrire la misère et la précarité, Ramos choisit d’affranchir son récit de toute dimension moralisante, par un style d’un dépouillement maximal qui appauvrit à l’extrême le lexique. Il se refuse à toute forme de lyrisme ou de grandiloquence, ne recule pas devant les répétitions, les reprises, comme si la langue, à l’image du paysage, s’asséchait littéralement. Les discours maladroits, les morceaux de pensées avec lesquels les personnages, épuisés, se débattent tout au long du récit, ne sont pas là pour dénoncer une réalité mais plutôt pour montrer la manière dont les êtres intériorisent une réalité qui les broie. Tous les rapports de force – entre puissants et humbles, êtres et nature, humain et animal, vivant et inanimé, raison et folie – se répètent sans fin, en un cycle qui donne le vertige.

Et ce caractère inexorable s’exprime dans une obsession pour le paysage, la description méticuleuse et répétitive de la nature, l’intrication des personnages et de leur environnement, la confusion entre ce qui est vivant et ce qui est mort, le mouvement et l’immobilité. Tout ici recommence toujours. L’univers n’est plus qu’une part de l’être qui le subit, les choses acquièrent comme une vie étrange. C’est un éternel et immobile chaos. Ramos questionne le monde et sa dureté. Ses personnages s’abolissent dans la sécheresse, s’enivrent de rien et finalement disparaissent… on ne sait plus, on ne sait rien. On en demeure sidéré.

Hugo Pradelle

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