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Inverser Tchekhov

Article publié dans le n°1128 (16 mai 2015) de Quinzaines

Comment un écrivain peut-il dire le plus grand traumatisme de sa vie personnelle ? Est-il possible de garder le recul nécessaire ? Quelle forme convient le mieux, l’autobiographie ou la fiction ? C’est ce que j’ai voulu demander à Akhil Sharma, romancier américain d’origine indienne, homme charmant, réservé et précis, qui, comme tant de ses confrères états-uniens, gagne sa vie en étant professeur d’« écriture créative » ; il collabore, en outre, au magazine "The New Yorker".
Akhil Sharma
Notre famille
Comment un écrivain peut-il dire le plus grand traumatisme de sa vie personnelle ? Est-il possible de garder le recul nécessaire ? Quelle forme convient le mieux, l’autobiographie ou la fiction ? C’est ce que j’ai voulu demander à Akhil Sharma, romancier américain d’origine indienne, homme charmant, réservé et précis, qui, comme tant de ses confrères états-uniens, gagne sa vie en étant professeur d’« écriture créative » ; il collabore, en outre, au magazine "The New Yorker".

Steven Sampson : Rien dans le livre ne prépare le lecteur à l’accident. Dans les quarante premières pages, je pensais avoir affaire à un roman d’apprentissage, celui d’un immigrant drôle et précoce. Puis la trajectoire du frère aîné change brutalement : l’élève brillant, après avoir plongé et s’être cogné la tête sur le béton, gît au fond de la piscine pendant trois minutes, pour rester ensuite paralysé à vie. Cela peut paraître assez peu crédible.

Akhil Sharma : Pourtant, c’est très répandu, il y a trois mille accidents de ce genre chaque année : d’un point de vue statistique, il s’agit d’une épidémie.

S. S. : Pourquoi ne pas avoir écrit un récit plutôt qu’une fiction ?

A. S. : Il aurait été malhonnête alors d’inventer des dialogues, et je n’aurais pas pu créer des personnages hybrides.

S. S. : Je ne suis pas parvenu à savoir si votre frère était conscient ou non.

A. S. : Personnellement, je crois qu’il ne comprenait rien. Il était capable de répondre aux stimuli : si on lui criait dessus, il avait des spasmes. Je le considérais comme détruit.

S. S. : Dans The New Yorker, vous avez parlé d’une écriture « grise » – terme utilisé par Nabokov pour caractériser le style de Tchekhov –, celle du temps présent, que vous dites avoir rejetée. Pourtant, je trouve la première partie de votre roman assez sensuelle.

A. S. : En effet, au début il y a une intrigue, ce qui m’a permis d’infuser dans cette partie du texte une certaine sensualité. Une fois l’intrigue abandonnée, il devient difficile d’entrer dans une scène et de la quitter sans engendrer de la friction, et celle-ci n’est justifiée que si quelque chose se passe à l’intérieur de la scène. Il a donc fallu trouver une façon de diminuer la friction, et pour moi la solution consistait à enlever tous les éléments sensoriels, c’est-à-dire à inverser Tchekhov.

S. S. : Quelle est la spécificité de Tchekhov ?

A. S. : C’est sa manière d’exister au présent. Quand vous écrivez, certains sens sont plus « collants », donc ils relèvent davantage du présent – par exemple, les sons, et du coup les dialogues. Si vous voulez décrire le tintement d’une cloche comme Tchekhov le fait, vous la laissez tinter plus longuement, et cela vous fixe dans le présent. Les odeurs aussi sont viscérales, et la température. Tchekhov évite alors tout ce qui est visuel – parce que le visuel se situe davantage dans la durée – et privilégie ainsi les autres sens.

N’est-il pas surprenant d’évoquer, à propos d’un roman indo-américain d’aujourd’hui, un dramaturge russe du XIXe siècle ? Qu’est-ce que Tchekhov vient faire dans cette histoire ? Notre famille, en réalité, avant d’être le récit d’un accident, est d’abord celui d’une rupture, à la fois géographique et temporelle. Pour les immigrants du tiers-monde ayant quitté leur pays d’origine au XXe siècle, avant la mondialisation, afin de s’établir aux États-Unis, il s’agissait d’un voyage à travers l’espace mais aussi à travers le temps : en traversant les océans, ils découvraient le futur.

Akhil Sharma réussit à décrire ce contraste, à transmettre les odeurs, les bruits et les goûts de Delhi dans les années 1970. Cet aspect-là disparaît une fois que l’intrigue se déplace aux États-Unis. Est-ce parce que, enfant, le narrateur était plus sensible et réceptif ? Ou est-ce dû au changement de mode de vie ? Celui de l’Inde, traditionnel et collectif, permettait-il de mieux s’épanouir et de vivre pleinement le présent ? En Amérique, ne doit-on pas affronter ce que Henry Miller appelait un « cauchemar climatisé » ?

On en a l’impression en lisant le premier chapitre de ce roman, le seul à se situer dans le pays d’origine : « Le Delhi des années soixante-dix est difficile à imaginer : le calme, les rues sans circulation automobile, les enfants jouant au cricket au milieu de la chaussée et ayant rarement à se déplacer pour laisser passer une voiture, les marchands de quatre-saisons poussant leur charrette dans le rue en fin d’après-midi et vantant leurs produits d’une voix tendue et haut perchée. »

C’était avant l’époque des magnétoscopes et des chaînes câblées. Un film restait à l’affiche pendant six mois ou un an avant de disparaître à jamais : « je me souviens de ma tristesse, le jour où on enleva les énormes affiches de Sholay, au bout de notre rue. C’était comme si quelqu’un était mort ».

Les contraintes financières rendaient la vie plus intense et spirituelle : « Nous gardions l’ouate des flacons de pilules et nos mères s’en servaient pour faire des mèches de lampes. Cette parcimonie créait en nous une sensibilité à la réalité physique de notre monde qui n’existe pratiquement plus aujourd’hui. Quand ma mère achetait une boîte d’allumettes, elle faisait asseoir mon frère à une table pour fendre les allumettes en deux à l’aide d’un rasoir, et, lorsque nous devions allumer plusieurs choses à la fois, nous utilisions l’allumette pour enflammer un tortillon de papier puis parcourions l’appartement en allumant le poêle, le bâtonnet d’encens, le serpentin antimoustique. Grâce à cette intimité avec les objets, nous savions que le bois d’une allumette est tendre et qu’une goutte de salive sur du papier en ralentit la combustion. »

Peut-on continuer à concevoir une allumette de la même façon ? Le lecteur ressent son aliénation. Après son arrivée en Amérique, le jeune narrateur s’émerveille du gaspillage dans son nouveau pays, qu’il s’agisse des publicités en couleurs que l’on trouve dans les boîtes aux lettres, de la télévision qui émet du matin au soir, ou des portes vitrées coulissantes de l’immeuble s’ouvrant automatiquement à l’approche de sa famille, ce qui lui faisait croire qu’ils avaient « été pris par erreur pour des gens importants ».

Comment ne pas voir alors dans l’accident une sorte de sentence divine contre la volonté paternelle d’arracher sa famille à sa patrie ? De pousser son garçon à faire des études brillantes ? Une ambition démesurée, celle du père déjà lorsqu’il voulait quitter l’Inde à vingt ans – désir qui provenait « d’un fort dégoût de soi » –, n’est-elle pas à l’origine du sacrifice du fils aîné ?

Tchekhov, poète du moment présent et de la plénitude des sens, serait-il incompatible avec une Amérique purement « visuelle » qui se projette perpétuellement dans l’avenir, au risque de ne rien goûter ?

Steven Sampson

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