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Article publié dans le n°1128 (16 mai 2015) de Quinzaines

Ce sont huit nouvelles qu’on pourrait dire « liées » parce qu’elles dessinent une sorte de narration unique sous un titre global énigmatique – comme toujours chez le grand romancier hongrois – qui ne correspond à aucune d’entre elles en particulier.
Lazlo Krasznahorkai
Sous le coup de la grâce
Ce sont huit nouvelles qu’on pourrait dire « liées » parce qu’elles dessinent une sorte de narration unique sous un titre global énigmatique – comme toujours chez le grand romancier hongrois – qui ne correspond à aucune d’entre elles en particulier.

Quelle est cette « grâce » qui administre aux piètres héros le coup du même nom ? Celle de Dieu ? Il faut alors l’imaginer comme une contre-Providence méchante, une meurtrière – le sous-titre du livre est explicite : « Nouvelles de mort » – joignant à l’appétit de vengeance un goût du sarcasme assez fort pour que nous soyons amenés souvent à rire de ses manigances.

Le lecteur des précédents ouvrages de Krasznahorkai, l’admirateur des films que son compatriote Béla Tarr a tirés de ses scénarios, dont celui de l’envoûtant Cheval de Turin, notera que le balancement incessant entre réalisme et fantastique, marque la plus personnelle du style de l’écrivain, tend ici à s’attarder plus longtemps que de coutume sur le premier versant, satirique et même politique, d’histoires « en décors réels » situables dans le temps et l’espace.

Ainsi « Le dernier bateau », qui ouvre le livre, met-il en scène sans équivoque l’exil hors d’un pays invivable nommément désigné (la Hongrie) d’émigrants hagards qui finissent, au terme de péripéties douloureuses laissées dans l’ombre, par s’embarquer sur un improbable rafiot remontant un fleuve lui aussi nommé (le Danube). Il s’agit donc d’échapper à Budapest par la frontière nord, vers la Tchéquie et l’Autriche. De la même façon, nombre des épisodes les plus hilarants du livre – mais le comique y figure toujours sur fond de gorge serrée – se déroulent sous une dictature communiste ou postcommuniste très reconnaissable, notamment « Chaleur », où un fonctionnaire du fisc, obsédé par la rupture d’une « union nationale » en proie à des troubles révolutionnaires dont la nature reste floue, fuit en compagnie de son épouse le bel appartement qui leur a enfin été attribué dans la capitale après des décennies de labeur et de soumission.

Ils vont alors se cacher dans un quartier promis à la démolition avant d’être de nouveau chassés de leur logis précaire par l’intrusion d’un obèse au métier indéterminé (policier, indic, trafiquant, clochard déguisé ?). Rien d’invraisemblable dans ces suppositions contradictoires en régime paranoïaque de « démocratie populaire ». L’atmosphère, ici comme partout, est celle d’une décomposition sociale accélérée en milieu urbain, imprécise dans ses causes mais fort concrète dans ses conséquences.

Pourtant, Sous le coup de la grâce n’a rien d’une de ces enquêtes para-journalistiques sur des « problèmes de société » auxquelles le roman français nous a tristement habitués. La menace qui pèse sur les personnages est plus métaphysique encore que réelle. Une sorte d’entité mystérieuse, de fatum aux contours indécis, obscurément chrétiens peut-être, leur fait voir à tous que les voies de l’avenir sont bouchées structurellement et cela certes d’abord en raison d’un passé – celui de la Hongrie, auxiliaire zélée du IIIe Reich puis courbée sous le joug d’un collectivisme niveleur – que résume hardiment le chiffon de papier trouvé au sol par Konstancia (l’épouse, d’ailleurs pleurnicharde et stupide, du mari de « Chaleur ») et qui porte inscrite cette formule : « Prendre part à l’histoire n’est rien d’autre que patauger dans la morve », phrase peu réconfortante, avouons-le, mais dont la drôlerie peut dilater la rate du misanthrope tapi en chacun de nous, lecteurs.

Cependant, la dictature du prolétariat n’est qu’une partie de la recette de cette morve, c’est la nature même des prolétaires qui en constitue l’essentiel. L’ennemi principal du narrateur omniprésent du livre, cet invisible ricaneur, sarcastique et pince-sans-rire, n’est en effet pas la politique, mais pas non plus vraiment Dieu ou le destin. C’est bien l’homme naturel dans sa bêtise, sa répugnante et cruelle lâcheté et sa crasse. Un obèse récurrent, monstrueux, d’une vulgarité – à ne pas confondre avec la grossièreté – tout à fait saisissante, l’incarne souvent, ici ou là (comme dans l’apparition de l’unique bavard de ce film autrement quasi muet qu’est Le Cheval de Turin, personnage chargé de violence latente et de redoutable jovialité, qui vient prédire l’Apocalypse à deux paysans demeurés). Mais les marginaux vomitifs n’ont pas l’apanage de cette vulgarité, qui s’attache à l’humanité elle-même. Les petits-bourgeois sociaux, sinon socialistes, les pleutres, les conformistes qui hantent ces pages, sont eux aussi perçus comme autant d’adversaires que tentent de fuir soit le narrateur impuissant, voyant avec terreur un inconnu le suivre comme son ombre (« Fuir Bogdanovitch »), soit les rares justes du livre.

Justes ? Peut-être seulement différents et systématiquement en butte, pour cette raison, à l’hostilité sournoise ou féroce des communautés (urbaines, rurales, c’est tout un) qui les entourent et les oppressent. Il y a ce Pálnik, ex-instituteur d’un village de bouseux, persécuté parce qu’il refuse de diriger la minable chorale du lieu, terré chez lui, dont la distraction consiste à « sélectionner les fréquences » de son petit poste de radio, unique moyen d’évasion, et que les responsables de la maison de la culture à « la façade rouge sang » font interner comme fou. Il y a le « piégeur » de faune sauvage – un exemple si important de la dissidence que le récit de sa crise comporte deux variantes. L’une (« Herman le garde-chasse ») campe un employé municipal modèle, célèbre pour sa maîtrise dans l’art de tuer les « nuisibles », qui, finissant par comprendre qu’on le paye pour détruire des espèces bien plus innocentes que la société de ses semblables, se retourne contre celle-ci et finit criblé de balles par la maréchaussée, comme une bête des bois. Dans la variante du même conte, qui clôt le recueil, l’accent porte sur une bande de désœuvrés et de partouzeurs de la ville, qu’attire en province le spectacle, supposé excitant, de l’agonie d’une mère, et qui tombe par hasard sur le moment où les villageois sonnent l’hallali du piégeur, aventure dont le narrateur, l’un des membres de la bande, se souvient comme d’« une saveur enchanteresse ».

Un « fou », un garde-chasse retranché du monde et devenu localement une sorte de refuznik excédé par la méchanceté ambiante : ces hors-la-loi sont-ils les seuls à témoigner en faveur de ce qui reste de noblesse en ce monde ? Non, il y a peut-être aussi l’assassin crapuleux de l’extraordinaire troisième nouvelle, « Dans les mains du barbier ». On assiste dans cette nouvelle courte à un crime sordide, inexcusable, dont l’appât du gain est le mobile abject, aux événements absurdes qui s’ensuivent, à l’enchaînement de hasards permettant au tueur de fuir – toujours fuir – la chambre misérable où le cadavre de sa victime, son ami, a été installé sur une chaise, et de s’échapper jusqu’à un village.

Et là, soudain, par une de ces fantaisies de scénario dont Krasznahorkai a le secret, la tonalité du récit dévie. L’assassin, saisi d’un besoin urgent de respectabilité, décide brusquement d’aller chez le barbier et se retrouve « entre les mains » d’un gigantesque obèse (naturellement) armé d’un coupe-chou, qui instantanément exerce sur lui le type de fascination terrorisée qu’il éprouvait enfant devant la toute-puissance castratrice de l’élagueur de tifs. Chute formidable – au sens étymologique : qui fait peur – d’un conte noir où la réalité vacille, chute verticale dans l’imaginaire : et si toute l’histoire criminelle qui précède, si minutieusement décrite, n’avait pas plus de consistance réelle qu’un cauchemar subi chez le coiffeur, analogue en somme à celui de la femme piquée par un moustique peinte par Dalí, qui voit dans son sommeil foncer vers elle étendue un rhinocéros qui darde sa corne expressément phallique ?

Tel est le pouvoir supérieur de l’imaginaire qui, chez le romancier hongrois comme jadis chez Kafka, chez Schulz, pénètre et dynamite les pauvres matériaux de cette fiction ordinaire, notre existence quotidienne. Il passe, ce pouvoir pervertisseur de la banalité, par une prose toujours limpide, où les phrases qui l’une à l’autre se nouent avec la feinte innocence qu’on trouvait aussi dans les meilleurs contes de Stevenson (je pense à Olalla des montagnes, notamment) construisent une réalité aussi problématique que néanmoins vraisemblable. Kafka, Schulz, Krasznahorkai, ô parfum persistant, renaissant, de la Mitteleuropa tragique et allègre ! Face à notre sérieux obstinément pédestre d’Occidentaux rationnels, comme vous êtes la littérature même, imprévisible et rafraîchissante !

Maurice Mourier

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