« J’ai un amour étouffé pour la Russie ». Entretien avec Shumona Sinha

Shumona Sinha, née à Calcutta, est une romancière de langue française. Elle a publié aux Éditions de l’Olivier Assommons les pauvres ! (2011), Calcutta (2014), Apatride (2017). En 2014 elle a obtenu le Grand prix du roman de la Société des gens de lettres et le Prix du rayonnement de la langue et de la littérature françaises de l'Académie française. À l’occasion de la parution de son dernier livre, Le Testament russe (Gallimard, 2020), elle nous a accordé un entretien.
Shumona Sinha, née à Calcutta, est une romancière de langue française. Elle a publié aux Éditions de l’Olivier Assommons les pauvres ! (2011), Calcutta (2014), Apatride (2017). En 2014 elle a obtenu le Grand prix du roman de la Société des gens de lettres et le Prix du rayonnement de la langue et de la littérature françaises de l'Académie française. À l’occasion de la parution de son dernier livre, Le Testament russe (Gallimard, 2020), elle nous a accordé un entretien.

Velimir Mladenović : La figure centrale de votre dernier roman vient de Calcutta. Détestée par sa mère, elle trouve refuge dans les livres. Quelle est la part d’autofiction dans ce roman ? 

Shumona Sinha : Je parle de moi pour parler du monde. Je prête mon corps et mes souvenirs, j’y ajoute des parcelles inventées pour composer un personnage romanesque, pour tisser le lien entre l’intime et la mémoire collective. Pareil pour les autres personnages de mon roman, certains sont totalement fictifs, d’autres sont des recompositions. Un romancier est aussi un peu un archiviste, un historien, qui conserve dans son livre les événements historiques, politiques, sociaux, et les altère, les vulgarise, les transcende. Un roman ancré dans le contexte historico-politique porte en lui les éléments d’une uchronie partielle, fragmentée. Par exemple : la scène de l’autodafé de Mein Kampf par les communistes à Calcutta n’a jamais eu lieu. C’est un fantasme ! Sachant que la bible nazie est un best-seller en Inde, sachant que l’Inde est aujourd’hui la proie du parti nationaliste suprémaciste BJP et de sa souche, la milice fasciste RSS, j’avais besoin de l’évoquer dans mon Testament russe. Mes parents étaient professeurs, ma mère de mathématiques au lycée et mon père d’économie à l’université de Calcutta, dans un département semblable à Sciences-Po ; il était marxiste, communiste, un homme droit. Pour ce roman, il m’a fallu un personnage qui serait quasi ignorant, capable d’actes ignobles comme celui de vendre la bible nazie. Et ainsi j’ai créé le personnage du père de Tania. Mais quant aux rapports entre père et fille, mère et fille, j’ai puisé dans ma propre expérience. Il était important d’évoquer la relation violente entre mère et fille pour donner l’élan au corps de Tania, qui a fait un saut vital pour atterrir dans une langue étrangère. Il était important aussi de décrire le mouvement des jeunes communistes en Inde, car il est souvent présenté en « Occident », de façon totalement erronée, sous l’emblème du mouvement maoïste. Cette méthode de la modification et du morcellement de l’histoire pour me la réapproprier dans mon roman est encore plus flagrante dans la partie russe. Ce n'est pas un livre sur tout ce que je sais de Kliatchko mais sur tout ce que je ne sais toujours pas de lui. Je ne sais pas s’il ressemblait à un moujik, s’il avait un tic nerveux pour balayer de ses doigts ses cheveux, s’il avait disparu de la maison quand Raduga était menacée de fermeture et gisait sur les marches près du canal Griboïedov, ivre. Mais c’est ainsi que je l’ai réinventé, avec les bribes d’informations infinitésimales disponibles dans les archives. J’ai souffert en l’imaginant souffrir, j’ai souffert de ne pas en savoir plus sur lui. Puis cela m’a amusée aussi d’introduire un chat chez eux, d’inscrire Adel au théâtre Mariinsky, de lui offrir une histoire d’amour après son mariage malheureux, surtout d’emprunter son corps pour diffuser quelques-unes de mes réflexions sur la vie soviétique, sur l’héritage littéraire, sur le rêve communiste. 

V M : Vous êtes une lectrice passionnée, surtout de littérature classique. Quels sont les auteurs qui vous ont inspirée pour écrire Le Testament russe ?

S S : Il y a un livre important, c’est Limonov. Ça me rassure qu’il soit là. Même si je ne l’ai pas relu pendant l’écriture du Testament russe, le chef-d’œuvre d’Emmanuel Carrère est une référence, notamment pour son refus de la fiction pure. En pleine écriture du Testament russe, j’ai relu, plus de trente ans après ma première lecture, les récits autobiographiques de Maxime Gorki traduits en anglais : Enfance, En gagnant mon pain, Mes universités. Ces trois récits de Gorki m’ont donné l’impression d’une nourriture substantielle. Je me suis rendu compte que tout en écrivant en français, j’ai préservé toutes ces années, cachée, mon âme slave. J’accède facilement à l’excès, au tourment, à l’exaltation dans la littérature. C’est étrange à dire, mais j’ai un amour étouffé pour la Russie. Comme s’il n’y avait jamais un bon moment pour l’aimer ! Les vieux exemplaires abîmés des livres russes m’accompagnent depuis que je vis en France. Ils représentent les totems de mon enfance. Puis il y a Le Timbre égyptien d’Ossip Mandelstam. Ce court récit poétique a l’effet d’un Cantique des cantiques sur moi. Plus récemment, pour l’écriture du Testament russe j’ai lu le Journal de Korneï Tchoukovski. Mais les anecdotes sur Lev Moisevitch Kliatchko m’ont laissé une impression mitigée. Dans la première partie de son Journal, au moment où il est pleinement en relation éditoriale avec Kliatchko, Tchoukovski en parle très peu. Il met en scène davantage ses amis écrivains et peintres. C’est à la mort de Kliatchko qu’il lui rend hommage, comme par obligation morale, dans un passage synthétique. C’est pareil dans le livret-mémoire d’Adel, écrit évidemment en russe, que sa petite-fille m’a généreusement envoyé des États-Unis. C’est un recueil de poèmes d’Adel, et Adel a raconté quelques anecdotes de sa vie à sa petite-fille qui les a retranscrites et publiées en prologue. Mais étrangement, Adel aussi parle très peu de son père. Elle répète les phrases rudimentaires que l’on trouve dans les archives. Probablement avait-elle besoin d’exister indépendamment après, et malgré, les aventures littéraires tumultueuses de son père. J’ai surtout lu les archives, les journaux, les revues sur Internet, principalement russes et américaines. C’était une quête sans fin, addictive, obsessionnelle. Dans la version finale de mon écriture, je me suis complètement éloignée de ces témoignages. À part quelques faits réels tels l’évacuation et le siège de Léningrad, le travail dans une ferme en Sibérie, j’ai réinventé le personnage d’Adel, son état d’âme, ses pensées et son souffle.

V M : Le titre Le Testament russe nous fait penser au roman d’Andreï Makine, Le Testament français. Quel message avez-vous envoyé aux lecteurs à travers ce livre ?

S S : J’ai trouvé le titre à la fin, très tardivement, comme souvent (sauf pour Apatride). J’avais un tout autre titre puis, en discutant avec mon éditeur, Jean-Marie Laclavetine, j’ai changé d’avis, et ce titre s’est imposé comme une évidence, comme si je voulais inconsciemment rendre hommage au chef-d’œuvre d’Andreï Makine. S’il y a un message, c’est probablement l’évocation du métissage culturel complexe entre les écrivains et leurs textes. Les épousailles linguistiques s’expriment également sous forme de projets universitaires, journalistiques, traductionnels, comme pour vous qui êtes serbe et doctorant en français. 

V M : Les deux femmes de votre roman s’opposent à l’oppression. La narratrice s’oppose à l’oppression traditionnelle dans son pays natal, et Adel à l’oppression de la censure en Russie dans les années 1930. Quels sont les traits communs à ces deux femmes ?

S S : À Calcutta, Tania s’oppose d’abord à l’oppression au sein de sa famille, à la violence menée par sa mère. Elle fait l’expérience d’une trahison. D’être trahie par celle qui l’a mise au monde. Puis au sein du parti communiste aussi, puisque dans les années 1990 en Inde l’homosexualité était considérée comme une perversion maladive, le goût pour la littérature non-propagandiste comme un acte de dissidence bourgeoise. C’est là que son récit rejoint celui d’Adel, dans l’URSS des années 1930. Elles sont déçues toutes les deux par la lutte contre le capitalisme qui est pourtant un système d’inégalité et d’oppression absurde et violent, qui est un totalitarisme à ciel ouvert. Elles découvrent amèrement comment tout discours dogmatique mène à un pouvoir autoritaire, comment l’homme échoue à faire advenir son rêve le plus héroïque, le plus altruiste.

Velimir Mladenović

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