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Article publié dans le n°1158 (01 oct. 2016) de Quinzaines

Chaque mois, La Quinzaine propose dans cette chronique un cheminement au cœur de la vie des livres, parmi les étals des librairies, chez les attaché(e)s de presse et les journalistes, et, naturellement, dans les ateliers d’imprimerie. S’y dessine un panorama de la vie littéraire, de son actualité, de son commerce, de ses sociabilités.
Chaque mois, La Quinzaine propose dans cette chronique un cheminement au cœur de la vie des livres, parmi les étals des librairies, chez les attaché(e)s de presse et les journalistes, et, naturellement, dans les ateliers d’imprimerie. S’y dessine un panorama de la vie littéraire, de son actualité, de son commerce, de ses sociabilités.

Dipsomanie et autres pentes

Bachiques sans soif

Beaumarchais l’a proclamé sans barguigner dans Le Mariage de Figaro, c’était en 1778 : « Boire sans soif et faire l’amour en tout temps, madame, il n’y a que ça qui nous distingue des autres bêtes. » De moins plaisantes figures ont prétendu depuis que le rire pouvait seul distinguer le primate de l’amateur d’extases supérieures. Mais, comme toujours, la parole reste aux poètes qui, depuis Abū-Nuwās (762-815), Dik al-Djinn (777-850), Omar Khayyām (1048-1131) et leurs confrères Saadi (1210-1283 ?), avec sa « Sagesse d’ivrogne », ou Ibn Al-Roumi (836-896) et sa « Beuverie », soutiennent avec une obstination caractérisée les paroles gelées de François Rabelais, « toujours buvant, toujours composant ». Souventes fois, les mots assoiffent.

En terre musulmane

Le voyage donne la pépie également. Le Britannique Lawrence Osborne l’a éprouvée durant ses séjours en terres d’Islam. Il en a conçu un projet malicieux qui consiste à évaluer les possibilités de consommer des boissons alcoolisées dans des pays où elles ne sont pas autorisées. Dans Boire et déboires en terre d’abstinence (Hoëbeke), il a recueilli les traces de ses séjours à Beyrouth, Islamabad, dans la Bekaa (excellence de l’arak brun du château des Tourelles) ou au cœur de la guerre civile malaisienne. Personnalité truculente, ce dandy à l’ancienne y fait assaut de conseils subtils de consommateur averti et de dégustations rares. On apprend au passage que le mot « bar » appartient à Robert Greene, qui l’introduisit en 1591 dans A Notable Discovery of Coosnage. Par extraordinaire, Greene est aussi le premier écrivain anglais à avoir vécu de sa plume. Les deux faits seraient-ils liés ? Peu importe, on sait désormais où boire le meilleur gin tonic de Beyrouth («de l’acier froid sous forme liquide ») et où trouver à Hat Yai une bière. À Naples, se méfier. C’est « le lieu qui déchiquète la personnalité stable du visiteur ». Il est préférable, parfois, de rester au bar de l’hôtel ou de retourner à Beyrouth, « seule ville où le bar et le muezzin ne parviennent pas à se dominer l’un l’autre ». On sent parfois qu’Osborne flotte, bienheureux, au-dessus du volcan.

Des mélanges et l’olive

En matière de Cocktails (éditions Baleine), Hervé Chayette et Alain Weill, ces baroudeurs, ont donné un livre savant qui se déguste au bar comme en salle. Il est d’ailleurs de taille à entrer dans la plupart des poches. Du Mint-Julep au Side-Car en passant par les différents Fizz, les deux compères ont charpenté leur livre d’histoire autour d’un guide pratique auquel Le Captain Cap d’Alphonse Allais (La Table Ronde, coll. « La petite vermillon ») ne trouverait rien à redire : Cocktails déroule les vingt-quatre heures d’une journée en alignant autant de propositions de breuvages. Ils ont souvent des couleurs chatoyantes, comme le Blue Blazer de l’Américain Jimmy Thomas, né en 1825 à New Haven et probable inventeur du cocktail en 1859. Naturellement, nous nous empressons de recommander l’opus aux seuls estomacs bien nés. On ne rivalise pas sans risques avec des sportifs de haut niveau.

Atavismes et nostalgies

Si l’on emprunte son titre (L’Arbre, 1999) au vaillant buveur de whisky qu’était le poète Christian Bachelin (1933-2014), c’est qu’il convient assez bien au livre que Claude Andrzejewski vient de consacrer à son alcoolisme. D’origine polonaise, le comédien et écrivain charentais a pris toute la mesure d’un pli qu’il suppose familial. En six nouvelles, récits de libations et de descentes dépressives, souvent en « état de légitime défonce », il s’enivre Comme un Polonais (La Dragonne), pas loin de porter lui-même « les stigmates de l’affaissement d’une personnalité, de l’effacement d’une identité sous un masque de grande gueule – elle craquait de partout. » Les camaraderies de comptoir conduisent à des solitudes d’une tristesse infinie dont le carcan est aussi puissant qu’une camisole chimique.

Visions

L’Américain Charles Jackson (1903-1968) en savait quelque chose. Dans Le Poison (Belfond), son premier roman qui rencontra un grand succès en 1944 et fut transposé au cinéma par Billy Wilder l’année suivante, il relate ses affres avec une précision remarquable. Gestes, enchaînements de pensées, Jackson décrit admirablement l’alcoolique « au travail », depuis ses postures physiques jusqu’à ses faux-fuyants. « Oh ! que de gens importuns on peut noyer dans l'alcool sans même qu'ils s'en doutent ; sans leur causer de mal et de dommages réels, mais avec quelle satisfaction quant à soi. Que de gens on peut ainsi noyer à jet continu. Et mieux encore vous noyer vous-même avec eux, en compagnie de beaucoup d'autres, à perpétuité.  » Toute personne ayant un jour pris une cuite reconnaîtra ses propres vertiges. Mais Jackson, comme l’Andreas Kartak de La Légende du saint buveur de Joseph Roth (traduit par Claude Riehl et Dominique Dubuy, Seuil, 1986), en était au point d’avoir des hallucinations. Une overdose l’emporta en 1968 alors qu'il avait entrepris d'écrire une suite au Poison pour conjurer ses échecs. Les polydépendances multiplient sans doute les ivresses, elles brûlent aussi plus vite. En fit les frais Hans Fallada (1893-1947), le romancier allemand qui raconta souvent ses cures et ses quêtes de drogue, en particulier dans Le Cauchemar (Le Portulan, 1947) ou dans Du bonheur d’être morphinomane (nouvelles traduites par Laurence Courtois, Gallimard, coll. « Folio »). L’ivresse conduirait-elle trop vite ?

Trocs d’humeurs

La littérature française ne fait pas l’impasse sur l’alcool, même si les romanciers du jour semblent beaucoup plus prudes que ceux des générations passées. L’alcoolisme est considéré depuis plusieurs décennies comme une maladie. Chez nos anciens, le poète Yves Martin (1936-1999), Jacques Yonnet (1915-1974) ou Robert Giraud (1921-1997) en particulier, la picole était un art de vivre et le bar un home accueillant. Claude Andrzejewski ne dira pas le contraire. Yonnet, on le connaît bien, c’est l’auteur du magnifique récit Rue des maléfices (Libretto), randonnée magique et dépeignée au pays des clodos et diseuses de bonne aventure de la rue Mouffetard et de la Maube dans les années 1940. Malin comme tout, ce ludion vivait d’expédients et disposait pour son argent de poche d’une chronique hebdomadaire dans L’Auvergnat de Paris. Avec une érudition parfois répétitive, sa nostalgie de la révolution et les obligées louanges aux vertus familiales, il « enquêtait » chez tous les bougnats de la capitale, successivement. On imagine la valse des petits verres. Naturellement, dans ses articles, c’est un festival délicieux et très personnel. Une sélection de ses plus belles chroniques paraît, grâce à Jacques Baujard, sous le titre Troquets de Paris (L’Échappée). On va en parler tout l’automne. Le coude en appui sur le zinc. Et lorsque nous changerons de position (les pieds fatiguent), nous rejoindrons les accents gouailleurs de Robert Giraud, qui vient à la rescousse, précédé des recommandations de son biographe Olivier Bailly, avec une réédition de La Petite Gamberge (Le Dilettante). « Pour une équipe, c’était une belle équipe. »

Eric Dussert