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L’admirable dialogue entre Homère et Daniel Mendelsohn

Article publié dans le n°1182 (01 nov. 2017) de Quinzaines

« Jusqu’où ne montera-t-il pas ? » me disais-je, émerveillé, détournant la superbe devise de Fouquet. J’avais en mémoire l’opus qui avait rendu célèbre Daniel Mendelsohn, « Les Disparus » (Flammarion, 2007), où le grand style de l’auteur transcende notre désespoir toujours renouvelé par la rencontre des fantômes que les nazis assassinèrent. Sur un tout autre sujet, il atteint derechef les sommets de la création avec « Une odyssée », un récit où l’émotion et l’érudition se mêlent.
Daniel Mendelsohn
Une Odyssée : un père, un fils, une épopée
« Jusqu’où ne montera-t-il pas ? » me disais-je, émerveillé, détournant la superbe devise de Fouquet. J’avais en mémoire l’opus qui avait rendu célèbre Daniel Mendelsohn, « Les Disparus » (Flammarion, 2007), où le grand style de l’auteur transcende notre désespoir toujours renouvelé par la rencontre des fantômes que les nazis assassinèrent. Sur un tout autre sujet, il atteint derechef les sommets de la création avec « Une odyssée », un récit où l’émotion et l’érudition se mêlent.

Daniel Mendelsohn nous propose une relecture de l’épopée homérique, vécue comme l’apprentissage qu’un fils et son père font l’un de l’autre, en une enquête palpitante, tragique et joyeuse – du grand art, dominé par la figure de l’oxymore : les héros pleurent aussi.

Né à Long Island en 1960, Daniel Mendelsohn, qui enseigne les lettres classiques, se définit comme « spécialiste d’histoire et de littérature gréco-latines » en même temps que « critique culturel ». Homère et Virgile, Ovide et Sophocle, n’ont plus de secret pour lui. En apparence, du moins. Il a l’air, sans fausse modestie, de nuancer cette assertion, en se hâtant de rendre hommage aux deux femmes (Froma Zeitlin et Jenny Strauss Clay) qui ont été ses maîtres (au masculin, genre non marqué) et qui apparaissent dans la trame du récit autobiographique que voici. C’est sous leur influence qu’il consacre l’année 2011-2012 non pas à un cours magistral, mais à un séminaire sur l’Odyssée, l’une de ses passions. On devine le parti narratif qu’il se fait joie d’en tirer : un questionnement incessant grâce auquel ses étudiants des deux sexes, non pas des comparses, mais de véritables personnages avec leur propre langage, contribuent à découvrir les significations multiples du poème, allant parfois jusqu’à discuter, contester, non sans humour, les interprétations du meneur de jeu. Et lorsque son père, Jay Mendelsohn, obtient de lui d’assister à ce séminaire, tour à tour silencieux et intempestif, on saisit le fil rouge de l’intrigue : il s’agit d’« une histoire de pères et de fils » et d’« un fils en quête de son père ». Le fils se nomme Télémaque, ou Énée, ou Daniel, c’est toujours la même expérience, fondatrice de nos connaissances et de notre identité, à l’école des pères que sont Laërte, Anchise, Jay, à l’ombre de la mort.

Officiant sous le regard perturbateur de son père, Daniel Mendelsohn est amené, quasi nécessairement, à voyager dans le passé familial, où la figure de la mère jette sa lumière, comme celle de Pénélope exprime sa noblesse face aux prétendants. Daniel apprend Jay, Jay apprend Daniel, le poème épique aide les énigmes à se résoudre. Cette narration vagabonde développe ses règles rhétoriques avec une efficacité enchanteresse. Je crois me souvenir que le poète latin Horace reprochait au bon Homère de sommeiller parfois. Mais non : il voyage, digresse, improvise, il prend tout son temps. Ainsi fait l’aède, ainsi fait le professeur qui, s’emparant d’une remarque de l’un de ses étudiants, commente – nouveau Mentor – le système narratif du poète, qui est aussi le sien, comme en miroir. Je me permets de citer le passage suivant un peu longuement, autant pour le plaisir que pour l’information : « Le thème de la vengeance, dans les douze derniers chants de l’épopée, constitue un puissant moteur narratif, qui fait avancer l’intrigue, tandis que le récit plein de circonvolutions des chants I à XII, chargé de réminiscences et de retours en arrière, de récits enchâssés et de digressions, et même de digressions dans les digressions, avance plus lentement, donnant l’impression d’être plus riche. Et cependant, aucun des temps forts de la seconde partie, pas plus le déchaînement d’une violence si longtemps contenue que l’émotion qui se dégage des scènes de retrouvailles et de reconnaissance, ne pourrait fonctionner si tout cela n’avait été préparé dans le détail et la lenteur de la première partie. » Cette technique narrative, caractéristique du style d’Homère, Daniel Mendelsohn se l’approprie avec bonheur : il en souligne l’importance, en la désignant par la formule quasi musicale de « composition circulaire », qui ne compte pas pour peu dans notre ensorcellement.

Tels jeux, tels enjeux. Chez Daniel Mendelsohn, chez les plus grands à vrai dire, jamais la rhétorique ne se sépare de l’ontologie. L’Odyssée d’Homère, Une odyssée de Mendelsohn, illuminent notre exploration de ce qu’il faut bien appeler la « nature humaine ». Cette aventure qui nous lance sur les traces d’Ulysse au plan littéraire comme au plan géographique nous ménage des moments bouleversants : quand le père tient la main du fils ; quand Ulysse teste Pénélope et réciproquement ; quand Jay est victime d’un AVC ; quand la sympathie que ce dernier suscite chez les étudiants crée un lien inattendu entre les générations – toutes sortes de fils (ne prononcez pas le s) se croisent en une rhapsodie que vient couronner la croisière méditerranéenne « Sur les traces d’Ulysse », consécutive au séminaire, selon l’injonction de Froma, Jay et Daniel se tenant face à face pour accéder au dernier degré de la reconnaissance mutuelle. Nous prenons alors conscience que s’est constituée à travers les époques une chaîne de déchiffreurs homériques, unis par homophrosunê, une indissoluble « communauté d’esprit », qui est aussi, selon Ulysse, ce qui scelle l’union d’un couple comme celui qu’il incarne avec Pénélope retrouvée.

Serge Koster

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