Livre du même auteur

L’eau vive

Est-ce par effraction que nous glissons au cœur du poème de cette cérémonie, dédié « à ce frère, / cette compagne, / ce jour » ? Nous voyons avec le narrateur, à ras d’herbe, « le daphné rouge et blanc, la sarriette des jardins », ce paysage d’Éden familier.
Est-ce par effraction que nous glissons au cœur du poème de cette cérémonie, dédié « à ce frère, / cette compagne, / ce jour » ? Nous voyons avec le narrateur, à ras d’herbe, « le daphné rouge et blanc, la sarriette des jardins », ce paysage d’Éden familier.

Treize rectangles inégaux de prose sans point, même à la fin, sans majuscule au début. Nous sommes pris dans un continuum de temps flottant vers sa dispersion.

Sur la première page, pas de chrysanthèmes, mais une longue subordonnée causale (sans proposition principale), livrée à elle-même : « parce qu’il n’y aurait eu que ce peu »… Est-ce un adieu, une prière pour que les fleurs rejoignent ce qui fut, celle qui fut, dans une cérémonie orchestrée par la nature seule en présence des êtres aimés (« compagne et frère ») ?

C’est simple et fort, noué par des virgules qui ne découpent pas les phrases, mais les allongent, liant les uns aux autres les syntagmes comme des racines laissées les unes à côté des autres, comme des êtres qu’on ne voudrait pas séparer. Priorité est donnée aux deux-points sans valeur consécutive, qui placent les éléments descriptifs et les sentiments face à face, dans le même mouvement.

le souvenir d’un souvenir au lointain déjà : tout ce si peu de ces bourgeons des jours dont on a peine à croire qu’ils aient pu gonfler

Le flux verbal au lexique simple ancre l’événement dans son lieu de nature, comme on le vit, dans l’émotion première de ce qui survient :

Dorette est le nom d’un cours d’eau minuscule où nous avons, c’était dimanche, compagne et frère, plongé les cendres, dans le nom du cours d’eau qui frétille et sautille et se mêle en aval à cette Dives qui grossit, s’épaissit et se mêle à la mer

Les cendres mortes se mêlent à l’eau vivante à cet endroit où « Guillaume préparait ses vaisseaux pour Hastings ». Tous ces souvenirs, historiques et personnels, forment un tout : « ce moindre infini, je crois, qui ne s’évapore jamais, je crois, et qui ne pourra jamais passer, je crois, pour un fantôme ».

Même relativisée par les « je crois », s’affirme ici une foi dans la permanence du paysage. L’acte d’adieu est un point de départ : par la Dorette, « cette tombe », et la Dives, les cendres de la mère rejoindront la mer. Les morceaux de phrases se reprennent, répètent, réagencent, recombinent, avec un effet de ralenti cinématographique.

Un rectangle de prose énumère et disperse longuement les noms des organes et parties du corps (« les chairs, les os, les nerfs »), devenus cendres. Tout atteint de nouveau le vivant par l’eau claire et la mer. « [S]ouviens-toi », répète le poète, que « ces moments, puis les autres, ne deviendront prières ou chants des morts ».

Ainsi fonctionnent les mots et les textes de Franck Guyon : ils ne se fragmentent pas, puisqu’un fil de langue les relie, sans oublier que le silence d’après rejoint celui d’avant : « j’annonce que nous n’avons plus rien à dire, pas même le nom ».

Des bribes de temps suivent les « souviens-toi », ce sont des vestiges qui ressemblent aux nôtres : « ce poisson rouge rapporté de la kermesse du presbytère », ou l’aveu du « vol de la pièce de deux francs dans le porte-monnaie ». Ces éléments deviennent bulles préservées, sensations revenues, intactes et semblables à l’eau vive de la rivière, juxtaposés de nouveau par les deux-points qui alignent et miment l’oscillation entre les cendres qui sont données à la rivière et la remontée de certains souvenirs.

Dans le retrait de la lumière et de « tous les horizons dispersés », avant de « rejoindre ses semblables et retrouver cette longue absence de laquelle autrefois nous avions cru peut-être un peu nous dégager », que reste-t-il ? Demeure la leçon de la Dorette et de la Dives : « l’action sans tarder, recueillement ».

en avant les moires, hourra, oh les chipies, et quels sont les ordres, le ceinturon d’étoiles au grand mât de la vieille aventure

Comme le Conquérant et les cendres : « vers la mer encore, aussi vaste et pleine que les champs d’un rêve ».

Isabelle Lévesque