L'écriture des secrets

Article publié dans le n°1100 (01 mars 2014) de Quinzaines

Entre couvertures criardes, idéologie réactionnaire et prétention à révéler le dessous des choses, le roman d’espionnage est souvent perçu comme une des formes les plus vulgaires d’infralittérature. N’avouez jamais que vous en lisez ! Ou alors pour les scènes érotiques. L’exposition proposée par la Bibliothèque des littératures policières ne feint pas de réhabiliter ce genre qui, dans un tel lieu, n’a rien de maudit. Sa démarche est plus subtile : mettre en évidence la relation profonde que le monde l’espionnage entretient avec l’écrit.

EXPOSITION

LES ESPIONS SE LIVRENT

Bibliothèque des littératures policières

48, rue du Cardinal-Lemoine, 75005 Paris

Entre couvertures criardes, idéologie réactionnaire et prétention à révéler le dessous des choses, le roman d’espionnage est souvent perçu comme une des formes les plus vulgaires d’infralittérature. N’avouez jamais que vous en lisez ! Ou alors pour les scènes érotiques. L’exposition proposée par la Bibliothèque des littératures policières ne feint pas de réhabiliter ce genre qui, dans un tel lieu, n’a rien de maudit. Sa démarche est plus subtile : mettre en évidence la relation profonde que le monde l’espionnage entretient avec l’écrit.

Bruno Fuligni, le commissaire de cette exposition, part de l'idée que le roman d'espionnage relève de la « littérature populaire », sans pour autant caractériser celle-ci de façon plus précise. Ces livres existent, ils ont été publiés et ont trouvé un large public, voilà ce qui intéresse l'historien, pas la distinction entre des livres écrits par des écrivains et des productions qui s'avouent quasi industrielles. Dans cette démarche, on ne s'intéresse pas à la figure de l'espion dans des oeuvres littéraires comme celles de Joseph Conrad, mais à ce qui transparaît de la réalité de l'espionnage dans des publications signées souvent par d'anciens agents secrets, réels ou du moins présentés comme tels.

On touche là à l'une des caractéristiques du roman d'espionnage : la question de l'identité de l'auteur ne doit pas laisser indifférent le lecteur. Peu lui importe que le signataire en soit vraiment l'auteur au sens littéraire du terme ou qu'il ne soit que le patron d'une petite entreprise de rédacteurs salariés. Pourvu que, en tant qu'il est ce patron, il apporte une caution de vérité. Le lecteur veut croire que, comme il fut dit lors de la mort de cet auteur, Gérard de Villiers sait vraiment de quoi il parle, qu'il a accès à des documents secrets et que, entre deux parties de jambes en l'air de son héros, il en livre la teneur. Nul ne doute que Pierre Nord ou le colonel Rémy aient joué un rôle important en tant qu'agents secrets, l'un comme l'autre ont raconté ce qu'il en avait été durant l'Occupation. D'autres auteurs de romans d'espionnage sont d'anciens membres des services de renseignements qui, la retraite venue, se reconvertissent dans des publications de lecture facile, prédigérée pour une adaptation cinématographique. Leur héros sans peur porte un surnom qui facilite la mise en série, comme pour n'importe quel roman d'aventures. Même dans ce cas, pourtant, le lecteur ou le spectateur doit croire que lui est révélée quelque réalité cachée.

Cette croyance joue dans les deux sens. Ceux-là mêmes qui jugent un peu simpliste la vision du monde qu'offrent les aventures de James Bond ont dû constater qu'elle était largement partagée quand la figure de Ben Laden est apparue au premier plan de l'actualité. Ce personnage était censé concentrer en lui la totalité du pouvoir de nuisance s'exerçant sur l'ensemble de l'humanité, et Al Qaida empruntait bon nombre de traits au terrible Spectre que James Bond combat sans relâche. Il suffirait d'éliminer l'horrible personnage en qui s'incarne la totalité du mal sur terre pour que l'humanité retrouve la paix et la liberté. Ah ! Dieu que la guerre d'Irak était jolie sur les écrans de télévision !

En France du moins, le roman d'espionnage est né dans l'atmosphère paranoïaque consécutive à l'inexplicable défaite de 1870. On en cherchait les causes ; les brochures patriotardes et les feuilletons sur mauvais papier les ont trouvées dans l'espionnage allemand. Il n'est donc pas surprenant que l'affaire Dreyfus ait pour origine une accusation d'espionnage : découvrir partout des espions était dans l'air du temps. Même si tel n'est pas l'objet de l'exposition, nous ne pouvons éviter de penser que cette thématique de l'espion responsable de la défaite n'est pas sans affinité avec la définition antisémite du Juif comme quelqu'un qui se cache. Attaché au 2e bureau de l'état-major général, l'Alsacien Dreyfus était aussi un Juif ; face à cette conjonction qui faisait de lui l'espion idéal, quel poids pouvait avoir la réalité des faits ?

Après 1914, on se mit à chercher la femme et l'on trouva Mata Hari puis Fraulein Doktor. Longtemps après le traité de Versailles, le roman d'espionnage (et les films qui s'en inspiraient) a ressassé la hantise de l'espionnage allemand avant et pendant la Grande Guerre. Sans doute le nazisme et le bolchevisme étaient-ils trop visibles pour susciter l'attente de révélations. La Seconde Guerre mondiale a transformé l'image de l'agent secret : au fourbe adversaire caché s'est substitué le héros de la lutte de l'ombre au roman d'espionnage, qui connaîtra sa deuxième grande époque avec la guerre froide, pour d'ailleurs s'éteindre avec elle. On voit bien pourquoi : c'était un rôle majeur était tenu par la propagande. Les romans d'espionnage de l'époque y ont joué leur rôle, non négligeable, au service de l'antisoviétisme. L'exposition qu'a conçue Bruno Fuligni est nourrie à la fois par le fonds de la Bibliothèque des littératures policières­ - qui possède une belle collection de ces brochures dénuées de noblesse et difficiles à trouver - et par des documents prêtés par les services français de renseignement (on apprend à cette occasion que, tout autant que la préfecture de police, la DCRI et la DGSE disposent de modernes logos pour faciliter leur communication). Cette double origine du matériel exposé explique que l'on soit resté dans un univers presque uniquement français malgré l'importance des auteurs d'espionnage anglophones, tant en nombre qu'en qualité littéraire. Il y a toutefois au moins un roman de langue anglaise, l'ancêtre du genre : il s'appelle L'Espion et a été publié par Fenimore Cooper en 1821.

Bruno Fuligni insiste sur le fait que, contrairement les espions ont une culture de l'écrit. D'abord, mais ils ne s'en vantent guère, parce qu'ils croient assez au pouvoir de la littérature pour juger utile de surveiller ces dangereux personnages que sont les grands écrivains, de Hugo et Sartre à Jean-Edern Hallier. Ensuite et surtout parce qu'eux-mêmes écrivent beaucoup. S'ils doivent certes collecter des renseignements, leur tâche est d'en faire la matière de rapports qu'il leur faudra transmettre de la manière la plus sûre possible. On sait d'ailleurs que l'accusation contre Dreyfus était fondée sur la ressemblance de son écriture avec celle d'un document transmis à l'attaché militaire allemand. Enfin, l'écrit peut être « une sauvegarde pour les services qui cherchent à sensibiliser la population » ou pour les espions eux-mêmes qui, entre propagande et règlements de comptes, ont besoin de dévoiler une partie de leur existence.

On peut donc s'intéresser à cette exposition sans avoir de dilection particulière pour le Monocle, le Gorille ou OSS 117, ni même parce que l'on serait séduit par les collections de livres aux couvertures bariolées ­ quoiqu'il ne soit pas sans intérêt de comparer les images de la femme qu'offrent ces dessins, entre les ravissantes idiotes des romans noirs et les redoutables élégantes des séries d'espionnage. Si l'espion lui-même est une sorte de romancier, il devient, lorsqu'il écrit des romans d'espionnage, romancier au carré, jouant du vrai pour faire l'intéressant et du faux pour, comme disait Pierre Nord, « distraire le lecteur ». Il prétend toujours révéler des secrets ; son commanditaire doit le croire lorsqu'il est espion, comme son lecteur quand il se fait romancier. On sort de cette exposition en se demandant ce que l'écrit révèle. Bref, toutes ces couvertures criardes ont donné à penser.

Marc Lebiez

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