L’étalonnage des excentriques

Article publié dans le n°1218 (16 juil. 2019) de Quinzaines

Repérés et catalogués depuis les travaux précurseurs de Charles Nodier et de Champfleury, les excentriques constituent un objet d’étude captivant en raison de leur variété et de leur originalité palpitantes et sans frein. Anomalies sociales et littéraires, les comportements, pensées et écrits de ces phénomènes ne cessent de provoquer la raison. Au point que l’on s’interroge : où finit l’excentricité et où commence la folie ?
Repérés et catalogués depuis les travaux précurseurs de Charles Nodier et de Champfleury, les excentriques constituent un objet d’étude captivant en raison de leur variété et de leur originalité palpitantes et sans frein. Anomalies sociales et littéraires, les comportements, pensées et écrits de ces phénomènes ne cessent de provoquer la raison. Au point que l’on s’interroge : où finit l’excentricité et où commence la folie ?

Dans Les Excentriques (Société d’édition scientifique, 1894), le docteur Moreau de Tours a fait l’étude psychologique et anecdotique de ceux « dont les discours, les actes, les manières d’être et de vivre semblent indiquer un état mental anormal et des facultés intellectuelles qui, sans être tout à fait lésées, ne semblent point intactes ». Les excentriques présentent le double intérêt de nourrir la part infantile de notre curiosité et de fournir aux écrivains une source inépuisable d’anecdotes variées, lorsqu’ils ne prennent pas la plume eux-mêmes…

Les premières études consacrées à l’examen clinique de l’excentrique – habitudes, lieux de vie, alimentation, sommeil, reproduction – valaient physiologie. L’une des meilleures présentations de cas reste celle de l’Anglaise Edith Sitwell (1887-1964), qui passait elle-même pour passablement originale (Les Excentriques anglais, [1933], traduit par Michèle Hechter, Le Promeneur, 1988). « L’excentricité, dit Edith Sitwell, est un trait particulier aux Anglais, en partie, selon moi, à cause de cet étrange, mais bien satisfaisant, sentiment d’infaillibilité qui est l’emblème et le patrimoine de la nation britannique. » Et l’essayiste d’évoquer le cas d’un enfant né sans cerveau ayant « vécu » cinq jours… « Cela est le suprême exemple d’Ordinaire élevé à un tel degré de perfection qu’il en devient excentricité. Je le répète, n’importe quelle vision de la vie, stupide mais suggestive, n’importe quelle critique de l’ordre du monde, fût-elle exprimée par un geste (mais suffisamment contorsionné), devient de l’excentricité. » Nous voilà édifiés : l’excentricité serait dans le geste suggestif, contorsionné et significatif, d’opposition à l’ordre du monde. Autrement dit, dans le choix d’une voie personnelle, assez distinctive et originale pour paraître bizarre, assumée de manière ostentatoire, s’il est nécessaire.

Parfois très proche de la folie littéraire, autre appellation des écrits « hétéroclites » ou du dandysme, l’excentricité fut envisagée par le novateur Charles Nodier dans ses premières analyses de la Bibliographie des fous et de quelques livres excentriques (Techener, 1835), bientôt suivi par Paul de Musset et ses Originaux du xviie siècle (Charpenter, 1848) et par Champfleury, qui reprenant l’adjectif de Nodier, allait dresser la table pour longtemps : Les Excentriques (M. Lévy frères) prenaient corps avec son recueil canonique de 1852 et lançaient une vogue certaine. Notons que Champfleury y confirmait par anticipation l’avis de Sitwell : son portrait de Lamiral, « auteur dramatique et sonneur de cloches » débute sur cette définition du phénomène : « Celui-là est le véritable excentrique, et je l’aime parce qu’il n’est pas français. Il a toutes les qualités anglaises ; il est célèbre au boulevard du Temple, mais il mériterait de demeurer à Londres, proche du pont de Waterloo. » « Les Français n’ont guère le droit d’être appelés excentric’s [sic]. Quand leur vie se dérange un peu, ils tombent dans l’hallucination. On en fait des fous et on les enferme », écrivait encore Champfleury. Il s’était bien rendu compte lui aussi que l’originalité n’allait pas sans un léger grain : « On ne s’imagine pas le nombre de cervelles à l’envers qui passent tous les jours sous la porte cochère de la Bibliothèque nationale. Il faut de certains yeux pour les reconnaître. Ces gens sont habillés comme tout le monde, vous saluent au besoin et portent tranquillement des livres sous le bras. » Et cependant, ils sont dingues.

C’est ce que semble dire aussi Denis Grozdanovitch dans son Dandys et Excentriques. Les vertiges de la singularité (Grasset, 2019), essai badin voire paresseux, issu de ses « précieux carnets » de notes où, malheureusement, les propos hasardeux sur l’économie politique ou le socialisme du XIXe siècle croisent des banalités ou des inspirations peu étayées, illustrées, il est vrai, par des cas authentiques rencontrés par l’auteur lui-même : un joueur d’échecs marginal, un rigoleur caractériel, une ex-femme bourgeoise repliée avec sa dame de compagnie et ses animaux familiers : tableaux sympathiques mais assez banals, qui expriment mal la différence qui existe entre maladie mentale et repli sur soi. Ces gens sont tous originaux sans doute, mais on ne les taxerait pas d’excentricité pour autant. À titre de comparaison, certains hommes politiques paraissent beaucoup plus farfelus… 

Il faut s’interroger avec José-Luis Diaz sur les Scénographies auctoriales (L’Écrivain imaginaire…, Honoré Champion, 2007) et avec l’essayiste et romancier suisse Jérôme Meizoz sur les Postures littéraires (Slatkine érudition, 2 vol., 2007-2011) pour tenter de comprendre, par exemple, l’Anglaise Isabella Bird et sa baignoire en caoutchouc ou bien Charles-Albert Cingria, prince des originaux et écrivain de très grande classe, connu pour s’affubler usuellement d’un turban. Dans ces essais se dessine la fabrique des singularités, volontaires ou non, qui font basculer l’auteur dans un univers parallèle à la société commune. Cette construction individuelle, plus ou moins maîtrisée – et c’est là le curseur qui signe la simple excentricité ou le véritable malaise –, mérite en effet d’être observée. La psychopathologie entre en jeu bien sûr, mais les originaux carabinés sont parfois, simplement, de libres personnages, libéraux et libertaires, trublions et provocateurs, que leur dandysme ou leur snobisme, s’ils en sont armés, voue au dérèglement, au chaos, à la différence calculée, et même au jeu quasi professionnel, à la mise en scène de l’ego. Dans cette catégorie, on doit fixer les humoristes qui se démarquent radicalement en manipulant des humours controversés ou provocants : carabiné comme le Professeur Choron qui a laissé ses Mémoires de guerre et d’humour avec Vous me croirez si vous voulez (Wombat, 2018) ; plus pétillant comme Bruno Léandri, figure de Fluide glacial, qui rend public Nous nous sommes tant marrés. Mes années Hara-Kiri et Fluide glacial (2015). Idem pour feu le night-clubber punk Alain Pacadis (Un jeune homme chic, Héros-limite, 2019), obsédé par le rock, la dope et les défilés de mode… Vivant de manière excentrique, l’esthète en lui fut sans conteste prédominant, avec ce léger dédain aristocratique qui n’a d’égal que la désinvolture négligente ou involontaire de l’excentrique – ce que Denis Grozdanovitch explique assez bien en revanche. 

Parmi les personnages à la peu ordinaire figure – ils n’ont pas tous la vocation de l’avoir triste comme don Quichotte –, il n’est pas possible de manquer Patrícia Galvão, dite Pagu, véritable Zola sous cocaïne dont les Mémoires ont été édités en français grâce au traducteur Antoine Chareyre (Matérialisme & zones érogènes. Autobiographie précoce, Le Temps des cerises, 2019). À l’instar de Malwida von Meysenbug, dont la famille très bourgeoise a dû longuement s’interroger sur l’incroyable excentricité révolutionnaire et féministe de sa progéniture, alors qu’elle se trouvait reléguée à Londres parmi les proscrits, ce qu’elle le raconte dans ses Mémoires d’une idéaliste (trad. de Sandrine Fillipetti, Mercure de France, 2019). Ne furent-elles pas toutes deux le drame de leurs familles ?

Les choix individuels forts de personnalités marquées ne rencontrent pas toujours l’assentiment du monde. Qu’elle soit lourde ou légère, l’excentricité place ses sujets hors de la collectivité raisonnante.

Un des grands peintres du siècle dernier avait trouvé la parade : Salvador Dalí n’entendait pas vivre comme tout un chacun. Il est donc devenu le plus excentrique des peintres, une figure exubérante et haute en couleur, plus imaginative encore et sans doute fort rouée. Sans qu’on s’en souvienne vraiment, il avait publié, en 1944, un roman en Amérique, Visages cachés (Libretto, 2019). Il porte cette dédicace à Gala « qui n’a cessé d’être à mes côtés pendant que jel’écrivais, qui a été la bonne fée de mon équilibre, qui a chassé les salamandres de mes doutes et renforcé les lions de mes certitudes… » Comme on peut ne pas le deviner, la thématique centrale de ce livre est l’« amour dans la mort ». L’excentricité n’est-elle pas cet amour de la vie dans la vie même, se passant de l’avis d’autrui ?

Eric Dussert

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