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L’invention du prince charmant

Expérimentant tous les genres (poésie, roman, théâtre, livres pour enfants…), Pascale Petit aime les mêler. Elle propose avec L’Audace un volume de poèmes-récits en prose, mais pas seulement, qui composent un conte entraînant ses lecteurs dans une aventure rare.
Expérimentant tous les genres (poésie, roman, théâtre, livres pour enfants…), Pascale Petit aime les mêler. Elle propose avec L’Audace un volume de poèmes-récits en prose, mais pas seulement, qui composent un conte entraînant ses lecteurs dans une aventure rare.

L’épigraphe nous prévient : « Une chambre d’hôtel sur la Lune vaut mille mots. » La maxime de Confucius, ici réappropriée, joue de la substitution. À l’« image » se voit substituée une chambre qui, à soi, nous entraînerait vers un horizon féministe à la Virginia Woolf. Mais sa situation extra-terrestre nous plonge dans un univers de fantaisie intrigant, opposant dès l’abord les (ir)réalités aux mots, et où nous comprendrons très vite que « ce que l’on voit n’est qu’une partie de ce qu’on ne voit pas. » Le plus important réside dans le non-dit. Racontant la vie d’Ida, Gertrude Stein constatait que « [d]e temps à autre les hommes sont les hommes.1 » Pascale Petit, elle, nous prévient que « [c]ommencer avec une femme n’est pas finir avec un homme. » De « drôles de choses » vont arriver à sa narratrice, écrirait Ida.

Celui qui aime les récits peut savourer les incontournables détournements du conte. L’Audace nous éveille : chacun devient partie prenante des chapitres, suit l’héroïne propulsée dans une histoire à failles. Coup de maître de la narratrice et de la poète cachée qui joue.

Cela commence par la sollicitation d’un destinataire, sans doute prince charmant, invité à rejoindre la narratrice endormie par sortilège – elle s’impatiente. C’est l’heure : 

Regarde, je n’ai pas eu le temps d’ôter mes vêtements.
Que tu ne me voies pas ne signifie pas nécessairement que tu sois en avance sur moi.  

Des règles édictées, un contrat, doivent être respectés. De minuit sonné ou du cercle orchestré, on ne sait ce qu’il faut déjouer, mais tout a été établi ; la narratrice le sait, qui demande à celui qui ne la voit pas de la regarder. Mais à qui s’adresse-t-elle par cette injonction, « regarde », qui reviendra si souvent dans le livre ? Est-ce au preux chevalier destiné à la réveiller, ou au lecteur qui découvre le monde de ce récit étrange ?

Des objets nous rappellent que cette histoire à naître, comme la princesse pour s’éveiller, est accompagnée d’indicateurs ou d’indices répétés, en plus ou moins grand nombre. Leur liste n’est pas close, la locution finale le pose : si un seul manque, tout sera-t-il dépeuplé ? 

Une pomme à demi croquée.
Une cosse ouverte.
Un bouton mi-éclos.
Un animal qui brille.
Un éventail.
Une boîte fermée.
Un château vénitien en haut d’une colline.

Etc.

L’intensité des mots et des phrases change, comme pour établir avec le destinataire espéré, l’amoureux futur, une distance ou un rapprochement : « On hausse la voix quand on cherche à convaincre. »

Pascale Petit transgresse à petites lampées les feux d’un conte aux repères brouillés vers le moment attendu, celui où « le sortilège sera rompu. » Nous passons d’un poème à l’autre comme d’une case à l’autre au jeu de l’oie. De même que dans ce jeu les participants sont parfois amenés à reculer d’une ou de plusieurs cases avant d’atteindre la 63e et ultime, l’audacieux lecteur sera entraîné à retourner vers un texte précédent, attiré par d’énigmatiques répétitions, avant de parvenir au 83proème, l’auteure n’hésitant pas à nous demander en cours de route :

Qu’est-ce que tu redoutes le plus, toi, dans un labyrinthe ? De passer par un endroit inconnu ou de repasser par un endroit connu ?

Le lecteur peut aussi tomber dans une case prison, un texte où la même phrase est ressassée neuf fois à l’identique, ce qui ne peut que modifier son statut et sa signification.

Cet univers de langue, de mots et de phrases se délimite ou tente d’effacer ses propres limites, cherchant la référence ou l’excluant, s’interrogeant spéculairement sur son fonctionnement ou se développant innocemment selon les chapitres. « Les frontières de mon langage sont les frontières de mon monde », affirmait Wittgenstein, qui constatait également que « [l]es conventions tacites nécessaires à la compréhension de la langue usuelle sont extraordinairement compliquées.2 » Pascale Petit semble s’en délecter par ses constatations faussement naïves : 

Je peux dire des choses simples d’une façon apparemment compliquée et des choses compliquées d’une façon apparemment simple. Je peux dire des choses tout simplement compliquées. 

Le chiasme de la première phrase, l’association oxymorique « tout simplement compliquées » dans la seconde, nous placent dans un monde de pièges verbaux, de chausse-trapes langagières. La syntaxe n’est pas tordue ou transgressée ; ce sont les propositions et les phrases qui remettent en cause la logique des faits. Les tautologies ne manquent pas : 

Une cible dessinée sur un cœur veut dire qu’une cible est dessinée sur un cœur. 

Dans son récent Naissance de la phrase, Jean-Christophe Bailly s’interroge sur les origines mystérieuses de l’invention des langues. Il montre que « le langage humain n’invente pas le sens, il doit se contenter de l’éveiller et c’est comme tel, en tant qu’il est cet écho ou ce renvoi, ce répons, que justement il se décale par rapport à ce que l’on attend de lui : quelque chose, en lui, sans fin défaille ou se dérobe.3 » Dans L’Audace, précisément, le sens semble constamment s’échapper : paradoxes, contradictions et coq-à-l’âne s’accumulent, rapprochant certaines cases des fatrasies. 

Les réponses ne correspondent jamais vraiment aux questions et aux énigmes qu’on pose. Elles sont abrégées ou étendues démesurément, et les grandes plaines enneigées laissent augurer de plus grandes plaines enneigées encore. On n’a pas dit qu’il neigerait demain ? 

La narratrice, toujours plus intéressée par ce qu’elle ne sait pas que par ce qu’elle sait, invite son lecteur à lui-même chercher les significations dissimulées dans des phrases répétées, comme ces messages codés lus sur Radio Londres à destination de la Résistance, « La vache saute par-dessus la Lune » annonçant un parachutage à un endroit précis. Comme à la radio, des phrases sont reproduites : 

« J’ai un explorateur par défaut dans ma vie. » Je répète : « J’ai un explorateur par défaut dans ma vie. » 

Ainsi rêve-t-elle, ainsi rencontre-t-elle son prince et parcourt-elle une carte du Tendre où c’est à deux qu’elle apprendra à être seule. Quand le fils du roi s’adresse à la princesse qui se réveille, Charles Perrault nous conte que « [s]es discours furent mal rangés », et qu’« ils en plurent davantage. » Les forêts de citations, de phrases banales et de lieux communs se traversent, les tours se gravissent, poésie et prose sont à la question. « Soit il s’est passé quelque chose soit il ne s’est rien passé », constatera la narratrice. Rêve ou réalité, imagination ou illusion ? Au bout de son aventure de mots, arrivé à la dernière case du jeu, le lecteur ne peut qu’éprouver qu’il a vécu et expérimenté de drôles de choses.

1. Gertrude Stein, Ida, traduction de Daniel Mauroc (Le Seuil, 1978).
2. Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, traduction de Gilles-Gaston Granger (Gallimard, 1993).
3. Jean-Christophe Bailly, Naissance de la phrase (Nous, 2020).

Isabelle Lévesque

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