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La chambre d'Emilie

Article publié dans le n°1020 (01 août 2010) de Quinzaines

Pareille à un aveugle, je cherche un texte de Pier Paolo Pasolini, que j’écoutais un soir, les yeux fermés, à la radio. Il décrivait, précisément, une femme dans sa chambre. Depuis, la femme, la...

Pareille à un aveugle, je cherche un texte de Pier Paolo Pasolini, que j’écoutais un soir, les yeux fermés, à la radio. Il décrivait, précisément, une femme dans sa chambre. Depuis, la femme, la chambre, existent, quelque part. Dans un livre ? Ou seulement dans l’émission ? S’agirait-il de celle qui était consacrée à Pierre Clementi après sa mort – l’archange aimé dans Belle de jour, pour la première fois, revu pour la dernière chevauchant nu un étalon dans La Cicatrice intérieure, de Philippe Garrel ? Le texte était extrait d’un scénario, de cela je suis sûre, ni roman, ni poème, il faisait le constat que cette femme-là se trouvait dans sa chambre, ne s’embarrassait pas de justifications, d’attendus temporels ou spatiaux, d’aucun préliminaire, la femme était, le lieu était, un point c’est tout ; sont entrés dans ma vie par la grâce d’une voix, dans ma radio sans fil ; depuis n’existent plus, nulle part.

Je cherche donc en librairie, ne trouve rien, en fait de scénario, que Théorème, qui mêle avec grandeur la prose au vers, le quotidien à l’Évangile, l’analyse politique au fantastique mystique. Je feuillette, âprement, il y a bien des chambres et des femmes dedans, mais pas celle d’Émilie, la bonne de la famille bourgeoise, c’est-à-dire de Paul, le riche industriel, de Lucie son épouse, de Pierre leur fils et d’Odette leur fille. Or je m’obstine sur Émilie, c’est elle qui m’intéresse. Comme l’Angelot qui traverse le film, qui traverse les chambres, saccage l’ordre innocemment, sans Dieu ni père, elle n’a rien, elle n’est rien. Je la cherche dans sa chambre, une soupente où elle s’attarde peu, je la suis qui s’en va, sa valise à la main, qui prend un car et qui descend dans un village – son séjour d’origine et sa destination finale. C’est là qu’elle habitait enfant, qu’habite sa famille, c’est là qu’elle revient en traînant sa valise.

« Elle chemine bien longtemps… jusqu’à ce que, enfin, parvenue à un petit carrefour, à l’endroit où se sépare de la route goudronnée, un chemin de terre, sombre, […] elle s’y engage, et hâtant le pas, marche en direction d’une ferme… Dans la cour de cette ferme il n’y a personne. »

La chambre d’Émilie nous est donnée, dans Théorème, comme soupente, sans description. Émilie est montrée en dehors, « à la porte pour ouvrir », elle est la messagère, l’intermédiaire. Ou elle se trouve dans le parc où elle passe la tondeuse. Puis elle se réfugie « dans sa chambrette, étroite comme une cellule, avec les commodités que lui concèdent ses patrons et ses pauvres affaires bariolées », dont elle ressort pour se précipiter dans la cuisine, etc. Elle finit tout de même, de retour dans sa chambre, par être possédée par l’Angelot, le Vaurien, le Passant magnifique, selon Pasolini.

Parvenue au village, dans sa ferme, Émilie monte sur le toit (pour échapper, monter au ciel, trouver une ouverture, puisque sa « chambre (est) abîmée dans l’angoisse des fenêtres ? »).

« Aujourd’hui en effet, il faut la chercher plus haut : ce n’est pas à l’une des étroites fenêtres, toutes fermées, du premier étage ; et pas même à celles, plus petites et béantes, du grenier. Elle se trouve même au-dessus de la corniche, au-dessus du toit. Émilie, puisqu’il faut bien dire les choses comme elles sont, est suspendue dans le ciel », petit Icare dénué de prestige, ou au contraire, sainte, pour les gens du village (pour l’auteur ?).

Alors, la petite bonne, après avoir quitté la soupente octroyée par ses patrons bourgeois, puis sa chambre d’enfant dans la ferme paysanne, pareille aux ombres apportées par le soir, impitoyablement, tombe du ciel.

Quant au texte entendu, je le cherche toujours. La chambre d’Émilie, dans Théorème, est trop éparse, impondérable. La mienne me convenait, je veux dire que le texte qui décrivait la chambre et la femme dedans, était un œuf parfait, clos sur son absolu, qu’il suffisait de lire ou d’entendre pour voir.

La chambre obscure du cinéma se confond à la nôtre, il s’établit entre elles un trafic si intense que leurs traces se confondent, se retiennent et se perdent dans les replis de nos mémoires.

Marie Etienne