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Voyages immobiles

Article publié dans le n°1020 (01 août 2010) de Quinzaines

    « Le silence et l’immobilité sont des biens souverains. Voilà pourquoi je rêve souvent de me retirer dans ma chambre pour entreprendre un long voyage immobile. Ma chambre me fait penser à un lieu que nous ne pouvons qu’imaginer, le lieu qui existait avant même que la vie n’ait fait battre notre cœur : c’est là que nous sommes devenus vivants. Ensuite nous n’avons fait que passer de chambre en chambre, de lit en lit, jusqu’au dernier souffle. » C’est ainsi que l’écrivain et cinéaste belge Olivier Smolders entame le commentaire de son avant-dernier film (2008) Voyage autour de ma chambre, adaptation plus que personnelle (il n’en a conservé que le titre) du texte de Xavier de Maistre. Tout est dit, en peu de mots : entre naissance et mort, il n’est question que du passage d’un espace clos à un autre.
    « Le silence et l’immobilité sont des biens souverains. Voilà pourquoi je rêve souvent de me retirer dans ma chambre pour entreprendre un long voyage immobile. Ma chambre me fait penser à un lieu que nous ne pouvons qu’imaginer, le lieu qui existait avant même que la vie n’ait fait battre notre cœur : c’est là que nous sommes devenus vivants. Ensuite nous n’avons fait que passer de chambre en chambre, de lit en lit, jusqu’au dernier souffle. » C’est ainsi que l’écrivain et cinéaste belge Olivier Smolders entame le commentaire de son avant-dernier film (2008) Voyage autour de ma chambre, adaptation plus que personnelle (il n’en a conservé que le titre) du texte de Xavier de Maistre. Tout est dit, en peu de mots : entre naissance et mort, il n’est question que du passage d’un espace clos à un autre.

Mais l’espace clos de la chambre ne se réduit pas à des données géométriques. Winsor McKay, dans son Comic-Strip (1905-1913), permet à Little Nemo de s’en échapper chaque nuit pour aller en rêve visiter Slumberland. Peter Ibbetson, sans quitter sa cellule, retrouve Mary, désormais duchesse de Towers, hors des frontières du temps. La chambre est à la fois un repaire protecteur et une piste d’envol, selon ce que son occupant décide d’en faire, ouverture sur l’amour, effectif ou imaginaire, ou fermeture sur la solitude (1). Et elle est, de toutes les manières, un espace fondamental pour le cinéma, et ce depuis les origines. Il y a là matière à gros ouvrage, et qu’il n’ait (à notre connaissance) pas encore été écrit est chose surprenante.

Depuis les origines n’est pas une date en l’air. Il eût été déplacé pour les frères Lumière, industriels lyonnais avant tout, d’éclairer les spectateurs, au-delà du déjeuner de Bébé ou d’une partie d’écarté, sur leur intimité familiale, et leur caméra s’est efforcée d’enregistrer, magnifiquement, en 1895, l’espace public immédiat. Mais les marchands que le succès du Cinématographe a multipliés n’avaient pas les mêmes pudeurs : dès 1896, Léar (2) tourna Le Coucher de la mariée, premier film « pornographique » (soft : Louise Willy ne faisait que s’y déshabiller) et première apparition répertoriée d’une chambre à l’écran. La voie était tracée, qu’allaient emprunter des cinéastes sans nombre.

Au point qu’il est impossible d’établir une filmographie, ne serait-elle qu’approximative, de la chambre au cinéma, dans la mesure où elle incluerait la presque totalité des films réalisés depuis 115 ans. Certes, les titres sont là, pas si nombreux d’ailleurs, Chambre verte, ardente, avec vue, des officiers, jaune (et son mystère), en ville, des morts, des magiciennes, 666, des tortures – mais combien d’œuvres dont la chambre est l’élément principal et parfois même l’unique décor, lieu choisi pour l’exaltation des désirs (L’Empire des sens, Oshima) ou la discussion raffinée (Ma nuit chez Maud, Rohmer), la rupture au scalpel (Le Bel Indifférent, Demy) ou la blague potache (Charlotte et son jules, Godard), l’enfermement duel (Le Retour d’Afrique, Tanner) ou solitaire (Un homme qui dort, Queysanne et Perec) (3), l’infinie contemplation du corps immobile (Sleep, Warhol) ?

À quoi bon rassembler trente mille titres, qui ne serviraient qu’à prouver l’évidence : le désir d’une chambre à soi – ou à eux – est la chose du monde la mieux partagée, et le cinéma n’a cessé de le proclamer. Devant une telle surabondance, l’évocation n’a d’intérêt que sur le mode subjectif – je me souviens de telle chambre, dans tel film. Pourquoi précisément celle-ci et pas celle-là, c’est ici qu’intervient l’alchimie délicate qui fait de la perception d’un plan ou d’une séquence une expérience personnelle peu transmissible. Pourquoi notre mémoire a-t-elle passé à la trappe quelques milliers de copulations filmées, figurées ou réelles, alors que les mains de Garbo effleurant, dans La Reine Christine (Mamoulian, 1933), les murs de la chambre où elle a vécu une nuit inoubliable avec John Gilbert conservent, dix fois revues, toute leur puissance amoureuse ? Pourquoi, parmi toutes les chambres qui ont abrité le grand cérémonial de la naissance, longtemps occulté mais désormais banal, est-ce celle de Stan Brakhage, filmant en 1959 l’accouchement de sa compagne dans Window Water Baby Moving, que l’on citerait comme essentielle ? Parce qu’elle n’a aucun autre caractère déterminant que d’être platement réelle, ce que renforce le filmage frontal muet, parce que l’apparition de l’enfant, dans la tremblotante lumière de la caméra d’amateur, la transforme en grotte originelle ? Mystère de la réception.

Pourquoi également les chambres qu’habitent les personnages de quelques films de Jean-Claude Brisseau ou de Catherine Breillat (Les Anges exterminateurs, Romance X) nous semblent-elles suinter l’ennui, malgré les performances sexuelles qui s’y accomplissent, alors que la rencontre des deux inconnus dans En la cama (Matias Bize, 2005) transfigure la sinistre chambre du motel en un espace hors temps ? Les murs, les gestes sont similaires, mais de ces situations identiques peuvent naître la platitude ou l’éclair – d’un côté des pantins ahanants, de l’autre un couple véritable qui va trouver dans « ses draps défaits l’aurore des choses », pour reprendre le vers de Breton dans Sur la route de San Romano. La chambre des cinéastes ne serait-elle qu’un paysage mental, dans lequel le regard du spectateur ne fait que tracer sa propre route ? En tout cas, les seules chambres qui valent qu’on s’en souvienne sont celles où quelque chose passe qui tient de la révélation – et elles ne sont pas si nombreuses : au fil de la mémoire, celle d’Un chien andalou (Buñuel), encombrée de carcasses et de maristes, celle d’Hiroshima, mon amour (Resnais), qui n’existe qu’à travers la voix de l’héroïne, celle de Nuit d’été en ville (Deville) avec son désordre des corps, celle de La Ronde de nuit (Greenaway) et ses grandes gifles de toiles claquantes, celle… ; à chacun d’établir, selon le jeu des désirs et souvenirs, la collection particulière de ses lieux d’élection, là « où l’on serait enfin délivré de toute crainte ».

  1. Larbaud, expert en déplacements, précise, dans 200 chambres, 200 salles de bains (in Jaune, bleu, blanc) : « Une chambre d’hôtel a un pouvoir isolant presque illimité. »
  2. De son vrai nom Albert Kirchner (rien à voir avec Athanase Kircher, auteur du Grand Art de la lumière et de l’ombre, 1646, qui transforma la camera obscura en lanterne magique).
  3. En cette même année 1974, Perec adapta son roman de 1967 et tenta d’énumérer dans Espèces d’espaces les divers lieux où il avait dormi.
Lucien Logette

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