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Tes chambres hantées

    « Tu serais un cousin de Xavier de Maistre (1763-1852). Tu multiplierais des expéditions nocturnes et diurnes autour de tes chambres encombrées. »
    « Tu serais un cousin de Xavier de Maistre (1763-1852). Tu multiplierais des expéditions nocturnes et diurnes autour de tes chambres encombrées. »

Tu rêves souvent à la vie nomade, à l’errance, au vagabondage, aux voyages inattendus, aux déplacements imprévus, aux surprises des scènes nouvelles. Tu aimerais devenir Ulysse, découvrir des îles différentes, retrouver d’autres corps voluptueux : ceux de Calypso (celle qui cache), de la redoutable magicienne Circé (une fille du Soleil), de la jeune Nausicaa, des dangereuses sirènes musiciennes. Tu connaîtrais les voyages de Sindbad le marin. Tu imaginerais les destins des aventuriers, des frères de la côte, des corsaires.

Mais tu es un villageois du quatorzième arrondissement de Paris, un sédentaire. Tu demeures presque toujours dans la rive gauche. Tu traverses parfois la Seine pour visiter le Centre Pompidou ou le Louvre, pour aller à La Quinzaine littéraire.

Tu serais un cousin de Xavier de Maistre (1763-1852). Tu multiplierais des expéditions nocturnes et diurnes autour de tes chambres encombrées. Ton lieu est très limité, borné, restreint, étroit. Tu écris, tu médites. Tu songes. Tu ébauches des récits brefs, des fables (sans aucune morale), des fantasmes. Tu suggères les vastes espaces lointains, les peuples divers. Tu t’égares dans les jungles ignorées, dans les savanes, dans les mers du Sud, dans les astres innommés, dans les galaxies perdues, dans les nuits blanches.

Les objets que tu achètes dans les marchés aux puces t’aident ; ils te réconfortent ; ils te soulagent ; ils te soutiennent ; ils te poussent à penser (au moins un peu), à raconter, à ne jamais t’ennuyer. Ils sont des complices silencieux. Ils métamorphosent tes chambres qui sont des pièges à rêver.

Les cinq continents se dispersent dans tes chambres hantées et heureuses. Tu t’allonges sur un lit sculpté de Goa, sous une fourrure douce de loup de Chine. Tu regardes un dignitaire taoïste (en bois) assis sur une colonne française, une corne de licorne (à la pointe cassée), cinquante statuettes variées, le colosse vert d’une baraque foraine du XIXe siècle, un cheval de carrousel, un ange (sans tête) à demi dévêtu, des poids africains, un minuscule pied en bronze, les personnages en zinc d’une girouette.

Tes parents avaient été des petits quincaillers d’un bourg alsacien. Ils vendaient des clous, des pointes, des limes, des faux, des bottes, des croupons de cuir, des faïences. Aujourd’hui, tes chambres se transforment en une quincaillerie chaotique, une brocante fantasque, un désordre organisé, un fouillis enjoué, un enchevêtrement de « choses » hétéroclites. Ce serait peut-être proche du magasin de vieilleries et de talismans que Balzac décrit dans La Peau de chagrin (1831). Tu modifierais le lieu de même que Victor Hugo, Apollinaire, bien des surréalistes (en particulier André Breton) inventaient des appartements insolites, des territoires de magie et de sortilège. Victor Hugo aimait rassembler des « zinzins », les mêler, les coller dans ses maisons.

Dans tes chambres, les totems, les stèles hautes (de Madagascar, du Nigeria) se dressent. Sur les planchers, les arabesques colorées des tapis du Moyen-Orient et du Maghreb rampent et se superposent. Sur deux tapis d’Afghanistan, des hélicoptères se substituent à des libellules ; des grenades de guerre seraient des fleurs inquiétantes ; les tanks sont des motifs qui unissent les roues, les canons. Sur les planches des bibliothèques se disséminent les calligraphies, les écritures énigmatiques, les amulettes à côté des romans et des livres philosophiques.

La lumière (souvent très discrète, tamisée) éclaire à peine les reflets vagues des sculptures patinées, parfois en partie mutilées. Les ikats d’Indonésie, les ceintures marocaines des mariées, les broderies, le fer (parfois rouillé), le cuivre, les colliers d’argent, les papiers (doux, rugueux, très fins, presque transparents…), les pierres polies, les bois très différents sont des matériaux sensuels ; souvent tu caresses les choses. L’or ne t’intéresse guère, l’or est un peu prétentieux. Et tu rejettes les plastiques.

Les chambres constituent un labyrinthe de désirs contradictoires, d’inquiétudes incertaines, d’espérances.

Dans le lieu, les hiéroglyphes d’une porte de Bornéo s’entrelacent. Un gardien des Célèbes est assis et protège le territoire. Une soixantaine de poignards de bois de chamanes tibétains sont accrochés sur des fils de fer ; ils écartent les mauvais esprits. En partie érodé, un bouddha birman sourit. Un guerrier igbo combat et résiste. Une crosse des Dogons est l’emblème des voleurs rituels. Une déesse indienne oscille, sereine, sur une balancelle. Des masques de Java ont des dents féroces et sont bienveillants. Le bateau sculpté (installé jadis aux Philippines, sur une tombe de Sulu) navigue près de la rue d’Alésia sur une mer aventureuse. Les ex-voto (grecs, napolitains), une dizaine de cœurs en cuivre luisent. Un reliquaire comprend le crâne fracassé d’un martyr. Une marionnette sicilienne, à demi dénudée, est une aguicheuse. Une cloche de verre préserve la couronne d’une mariée française inconnue ; la couronne émeut. Un escalier étroit des Dogons menait jadis au grenier, à cette pièce privilégiée.

Ces objets anonymes coexistent avec des estampes et des sculptures d’artistes contemporains (célèbres ou un peu moins connus) : Olivier Debré, Tinguely, Dubuffet, Alechinsky, Jan Voss, Titus-Carmel, Cremonini, François Rouan, Botero, Antonio Segui, Louis Pons, Petra Werlé, Jeanclos, Odon… Fixé au plafond, un œil (peint par Annette Messager) contemple ton lit : un œil indifférent. Les créatures sont tes amis.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, ton père était prisonnier de guerre en Prusse Orientale. En 1940, ta mère, ta grand-mère et toi ont été expulsés par les Allemands. Vous logiez dans des hôtels modestes, tristes. Tu n’avais alors ni livres, ni jouets. Aujourd’hui, les choses hétérogènes sont d’abord des jouets d’enfant qui a vieilli : les jouets d’un enfant sage, méditatif, parfois joyeux.

Tes chambres s’opposent au bureau d’André Breton. Alors que l’atelier de Breton est un antre magique, destiné à une écriture majeure, toi, tu te glisses avec timidité dans une coquille. Tu y inventes des proses brèves, ludiques, retenues. Tu parcours un chemin sinueux entre la parole et le silence. Tu t’avoues, puis tu te caches. Tu murmures : « Ai-je ou non envie de ne rien dire ? »

À chaque mois, de nouveaux objets entrent dans les chambres et trouvent un bon voisinage avec les choses précédentes. Lorsque tu as une difficulté, une déception, un chagrin, tu t’achètes un cadeau pour essayer de vivre un peu moins mal. Ou bien, si ça va correctement, tu te mérites une récompense. La famille des choses s’agrandit ; le site se modifie sans cesse. Tu tentes de construire un lieu de délices sereines, de surprises minuscules, de goûts mêlés, de rêves changeants.

Gilbert Lascault